26 juillet 1346: Siège et prise de Caen par les Anglais


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« Des préparatifs considérables furent faits par Édouard III dans l'hiver de 1345-1346 pour une expédition sur le continent. Le 7 juillet, la flotte, sortie des ports de Portsmouth et de Southampton, mettait à la voile : les vents la rejetèrent sur la côte de Cornouaille. Une heureuse inspiration, ou le conseil de Godefroy d'Harcourt, déterminèrent le roi d'Angleterre à débarquer en Normandie : il reprenait ainsi, en 1346, le plan que d'autres nobles normands conseillaient déjà en 1229 à Henri III. Certes, depuis la guerre maritime de la fin du XIIIe siècle, au temps de Philippe le Bel et de Édouard II, les commerçants et les marins normands, les bourgeois et le peuple étaient décidément hostiles à l'Angleterre ; il subsistait, néanmoins, parmi la noblesse un parti dont on ne sait s'il voulait l'indépendance du duché ou regrettait la domination anglaise, mais qui, en tout cas, obéissait malaisément aux rois de France.

« Le 11 juillet, Édouard part de l'île de Wight ; le 12, il débarque à Saint-Vaast-la-Hougue. Les troupes sont mises à terre du 12 au 18 ; à cette date, Édouard se met en campagne : il pille et brûle Valognes ; le 19, il est à Saint-Côme-du-Mont ; le 20, à Carentan qui est livré aux flammes ; le 22, Saint-Lô est pris et dévasté. Le dimanche 23 juillet, les Anglais pillent Torigny, le lundi 24, le roi est à Torteval, le mardi 25 à Fontenay-le-Pesnel, enfin, le mercredi 26 juillet, il arrive devant Caen, et ce jour même s'en empare.

« Caen était une ville florissante, peuplée, « fondée sur draperie » pourrait-on dire, mais surtout sur le commerce des vins et dotée d'un port important et fréquenté.

« A l'annonce du débarquement d'Édouard III à Saint-Vaast-la-Hougue, le connétable qui avait pris part au siège d'Aiguillon, en Guyenne fut dirigé sur la Normandie pour arrêter l'ennemi. Le connétable se rendit d'abord à Rouen où il s'arrêta trois jours pour attendre les gens d'armes qui se rassemblaient de tous côtés ; peut-être alla-t-il ensuite à Harfleur. Nous ne savons quand il arriva à Caen avec le chambellan de Tancarville. Ce qui est certain, c'est la présence, en outre des hommes d'armes amenés sans doute par le connétable, de l'évêque de Bayeux, Guillaume Bertran, de quelques seigneurs normands tels que Guy de Tournebu et le bailli de Rouen.

   

« C'est avec cette maigre troupe qu'il fallait défendre le château, les abbayes et une ville plus qu'à demi ouverte, contre l'armée d'Édouard III. Édouard III avait encore devant cette ville 19.000 hommes.

« L'armée anglaise s'avançait, sinon en bon ordre, - elle pillait tout sur son passage et à plusieurs lieues à la ronde, - du moins assez rapidement. Le 25 juillet, elle était à Fontenay-le-Pesnel, à 10 milles anglais de Caen (18 kil.). Le roi avait été averti que de toutes parts des fugitifs se concentraient à Caen, « villa pulcherrima Cadomi », et que des forces s'y réunissaient pour arrêter sa marche. Édouard III voulant éviter toute effusion de sang, envoya le frère Geoffroy de Maldonne (Galfridum de Maldonio), professeur en théologie, « sacre pagine professorem », avec des lettres royales, pour engager les habitants à lui rendre la ville et le château, leur garantissant la possession de leurs biens. Mais ceux-ci ne voulurent pas écouter la sommation : ils jetèrent le messager dans les geôles du château.

« C'est l'évêque de Bayeux qui poussa à la résistance, il déchira même les lettres royales.

« Le 26 juillet, le messager ne revenant pas, l'armée anglaise s'ébranle. Le Prince Noir et ses troupes, réveillés par les trompettes, mettent le feu à leurs campements, les incendiaires font leur office à tel point que partout le feu illuminait ces visages anglais : belle préface à la prise de la ville, sinistre spectacle que purent contempler les guetteurs des tours du château et des abbayes.

« Le Prince de Galles est à la tête de l'avant-garde ; viennent ensuite les troupes chargées d'escorter les chariots, les voitures portant les vivres ; puis l'armée du roi étincelant sous les casques et les étendards, dans le meilleur ordre ; enfin l'arrière-garde. L'armée anglaise, en effet, était conduite par un stratégiste : Édouard III avait hérité des talents militaires des Plantagenets : il déployait ses troupes en un immense demi-cercle au nord de Caen, dans la plaine. Le Prince Noir formant l'avant-garde avait le plus long chemin à parcourir, puisqu'il devait attaquer la ville par l'est, vers l'abbaye aux Dames.

« L'armée anglaise attaque la ville par quatre points. Le Prince Noir occupe l'abbaye aux Dames; un autre corps, l'abbaye aux Hommes. On n'y trouve personne.

« Le roi s'établit dans un hôtel en un des faubourgs. L'arrière-garde campa dans les champs.

« Telle est la situation de l'armée anglaise. Voilà celle des défenseurs. L'évêque de Bayeux avec quatre barons, deux cents hommes d'armes et cent archers gênois occupe le château. Trente navires sont dans le port ; on y a placé, pour établir le lien entre le château et l'île Saint-Jean, des hommes d'armes et des archers qui défendent ainsi l'accès de l'île. Les autres nobles occupent le pont qu'ils ont renforcé par des barrières, les bourgeois se sont réfugiés dans la ville avec toutes leurs richesses, s'y croyant en sûreté.

« A 9 heures du matin, le Prince de Galles, qui avait occupé l'abbaye aux Dames, fit son entrée en ville, (sans doute par la porte au Berger). L'armée s'était mise en marche de bonne heure, elle éprouvait le besoin de se refaire, elle prit ses cantonnements et déjeuna, les vivres abondaient d'ailleurs. Cependant le comte de Warwick, avec une petite troupe d'hommes de pied, marche vers le pont Saint-Pierre. Le comte de Northampton et lord Richard Talbot le suivent. Mais ils s'aperçoivent qu'ils ne peuvent triompher facilement de la résistance qui leur est opposée. Les archers couvrent le ciel de leurs flèches, les hommes d'armes engagent, aux barrières du pont, une série de combats isolés et frappent de bons coups. Les chefs de l'armée anglaise courent ça et là ; les archers anglais et les gallois essayent de passer l'Orne à gué ; on était au plus fort de l'été, et le Petit Orne, dont le débit n'a jamais été bien considérable, n'avait que peu d'eau. Mais les hommes de pied et les Gênois les repoussent avec leurs lances et leurs frondes ; pourtant deux navires sont brûlés dans le port par les archers.

« Alors les défenseurs du pont Saint-Pierre sont tournés par les Anglais qui ont franchi le Petit Orne. D'autre part, les navires du port sont abandonnés par les Gênois, et les archers gallois passent le fleuve sur de légers bateaux. Enfin les Anglais, maîtres du Grand-Bourg, se sont emparés de la porte de la grande boucherie et pénètrent par-là dans l'île des Prés, puis dans l'île Saint-Jean. Partout la résistance des Caennais avait été acharnée. Les Français renoncent alors à défendre le pont ; ils se réfugient dans les maisons voisines de l'île Saint-Jean où les comtes de Warwick et de Northampton les poursuivent et mettent le feu aux maisons d'où les Français prolongent la résistance.

« Que devenaient le connétable Raoul d'Eu et le sire de Tancarville ? Ils s'étaient enfermés dans le château sur le pont. Autour d'eux, les hommes de pied anglais tuaient tout ce qui résistait, sans regarder à la qualité ni à la rançon ! Ayant grand ‘peur de tomber entre les mains d'archers qui, sans savoir à quels grands seigneurs ils avaient affaire, auraient pu les mettre à mort, aperçurent, parmi les combattants, Thomas de Holland qu'ils avaient connu dans les croisades de Pologne et se seraient rendus à lui. Si le comte d'Eu s'est bien rendu au connétable, le comte de Tancarville a été fait prisonnier par un bachelier du prince de Galles, un chevalier nommé Thomas Damers.

« Les pertes des Français furent considérables : il y aurait eu 95 chevaliers prisonniers, plus de 2.500 morts. Un grand nombre de chevaliers, d'hommes armés, gisaient nus par les jardins, les maisons et les places. Les écrivains anglais, témoins oculaires, n'essayent pas de déguiser le pillage et la brutalité anglaise. En revanche, ils atténuent les pertes de l'armée d'Édouard III.

« Le pillage, au témoignage même de l'anonyme anglais, durait encore le 27 juillet. Le 28 encore, les Anglais ne firent que brûler tous les environs. La terreur se répandit partout, Bayeux se rendit le 29. La flotte qui avait ravagé toute la côte se tenait prête à appuyer les opérations de l'armée : arrivée à Ouistreham, elle y détruisit tous navires de guerre et autres.

« On chargea dans ce port toutes les marchandises enlevées, tout le butin, peut-être les 40.000 pièces de drap dont parle un écrivain postérieur, Papirius Masso. Il y eut là un désastre économique, qui frappa sans doute d'un coup terrible, une ville qui avait été, aux siècles précédents, une des premières, des plus actives et des plus riches de France. Les deux abbayes n'avaient pas échappé au pillage.

« Quelques maisons qui se trouvaient en face le pont Saint-Pierre, à l'extrémité de la rue Exmoisine (rue Saint-Jean), avaient été incendiées au cours de la vigoureuse résistance des Caennais, elles brûlèrent pendant toute la nuit.

« Beaucoup d'habitants s'étaient enfuis par la porte Millet. Le comte de Huntingdon, malade, rentrait en Angleterre ; il fut chargé d'y emmener les prisonniers, qui furent enfermés à la tour de Londres et autres lieux sûrs.

« Le 31 juillet, Édouard quittait Caen, où il était resté cinq jours, pour aller camper à Troarn.

« Le roi Édouard laissait dans la ville une garnison anglaise de 1.500 hommes qui devait essayer de s'emparer du château dont il n'avait pu se rendre maître jusqu'alors. Il y avait dans le château 200 hommes d'armes et 100 archers gênois avec l'évêque de Bayeux et quatre barons. Le jour de la prise de Caen, ils n'avaient fait aucune démonstration, aucun effort pour venir au secours de la ville.

« Après le départ du roi, la garnison anglaise commença le siège du château. Une maison, voisine de la porte, et servant de résidence au vicomte, fut brûlée par les Gênois. Mais à la faveur d'un soulèvement de la population, Gênois et hommes d'armes firent une sortie et tuèrent tous les anglais de la garnison.

« La ville était délivrée, mais elle était ruinée, arrêtée dans son développement industriel, dans son essor.

« A une ère de prospérité qui durait depuis le règne de Henri Ier, presque sans interruption, allait succéder une époque de guerres incessantes, de travaux de fortifications : après deux siècles d'activité économique, un siècle d'histoire militaire. La,ville même, obligée de s'enclore, allait changer d'aspect. Enfin, désastre sensible à l'historien de Caen, dans la prise du château Saint-Pierre, qui était le siège de la commune, les archives communales avaient été brûlées ou dispersées ; sous Charles V, la commune dut, à grand'peine, reconstituer ses titres, de sorte, qu'à tous égards, 1346 est une date capitale dans l'histoire de Caen.

« Les Caennais mirent toute leur opiniâtreté à réparer les maux de cette catastrophe, à s'efforcer d'en prévenir une semblable. Ils y déployèrent le même courage qu'ils avaient montré lors de la prise de leur cité. »

Texte rédigé d’après l’étude critique d’Henri Prentout « La prise de Caen par Édouard III » ; Extrait des Mémoires de l'Académie nationale des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen (1904). http://www.unicaen.fr/unicaen/service/scd/SCD.htm 

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Les Chroniques de Sire Jean Froissart
Texte établi par J. A. C. Buchon, 1835

Livre I. — Partie I
CHAPITRE CCLXXI
Comment le roi d’Angleterre se partit de Saint-Lo et s’en alla devers Caen ; comment ceux de Caen se mirent sur les champs pour le combattre.


Quand le roi d’Angleterre et ses gens eurent fait leur volonté de la ville de Saint-Lo de Cotentin, ils s’en partirent, et prirent leur chemin pour venir encore par devers plus grosse ville trois fois, qui s’appelle Caen ; et étoit pleine de très grand’richesse, de draperie, et de toutes marchandises, de riches bourgeois, de nobles dames et de moult belles églises. Et par espécial y a deux grosses abbayes grandement riches, séant l’une à l’un des bouts de la ville et l’autre à l’autre ; et est l’une de Saint-Étienne, et l’autre de la Trinité (1). En celle des dames doit avoir six vingt dames à pleine prouvende. D’autre part, à l’un des lez de la ville siéd le châtel, qui est un des beaux et des forts de toute Normandie ; et en étoit capitaine adonc un bon chevalier preux et hardi de Normandie, qui s’appeloit messire Robert de Warigny, et avoit dedans le châtel en garnison avec lui trois cents Gennevois. Au corps de la ville étoient le comte d’Eu et de Ghines, pour lors connétable de France, et le comte de Tancarville, et grand’foison de bonnes gens d’armes. Si chevaucha le roi d’Angleterre celle part tout sagement, et remit ses batailles ensemble, et se logea celle nuit sur les champs, à deux petites lieues près. Et toujours le suivoit et costioit sa navie, et vint jusques à deux lieues près de Caen, en une ville et sur un hâvre que on appelle Austrehan (2), jusques là et sur la rivière de Orne, qui queurt parmi Caen. Là fit venir le comte de Hostidonne, qui en étoit conduiseur et patron. Le connétable de France et les autres seigneurs, qui là étoient assemblés, quittèrent moult suffisamment la ville de Caen celle nuit, et ne firent mie trop grand compte des Anglois. Lendemain au matin, lesdits seigneurs, barons et chevaliers qui là étoient, s’armèrent et firent armer leurs gens et tous les bourgeois de la ville, et puis se trairent à conseil ensemble, pour savoir comment ils se maintenroient. Si fut adonc l’intention et l’ordonnance du connétable de France et du comte de Tancarville que nul ne vidât la ville, mais gardassent les portes, le pont et la rivière, et laissassent les premiers faubourgs aux Anglois, pour ce qu’ils n’étoient point fermés ; car encore seroient-ils bien ensonniés de garder le corps de la ville qui n’étoit fermée fors que de la rivière. Ceux de la ville répondirent qu’ils ne feroient mie ainsi, et qu’ils se trairoient sur les champs et attendroient là la puissance du roi d’Angleterre, car ils étoient gens et forts assez pour les combattre. Quand le connétable ouït leur bonne volonté, si répondit : « Ce soit au nom Dieu, et vous ne combattrez point sans moi et sans mes gens. » Adonc se trairent au dehors de la ville sur les champs (3) et se mirent à ce commencement en assez bonne ordonnance, et firent grand semblant d’eux bien défendre et de mettre leurs vies en aventure. 

Livre I. — Partie I
CHAPITRE CCLXXII
Comment ceux de Caen s’enfuirent sans coup férir ; et comment le connétable et le comte de Tancarville y furent pris, et bien vingt-cinq chevaliers ; et fut la ville de Caen conquise. 

Ce jour se levèrent les Anglois moult matin et se appareillèrent pour aller celle part. Si ouït le roi messe devant soleil levant, et puis monta à cheval, et le prince son fils, et messire Godefroy de Harecourt qui étoit maréchal et gouverneur de l’ost et par quel conseil le roi avoit ouvré et ouvroit en partie. Si se trairent tout bellement celle part, leurs batailles rangées, et chevauchoient les bannières des maréchaux tout devant : si approchèrent la grosse ville de Caen et ces gens d’armes, qui tous s’étoient traits sur les champs, et par semblant en assez bon convenant. Si très tôt que ces bourgeois de la ville de Caen virent approcher ces Anglois, qui venoient en trois batailles, drus et serrés, et aperçurent ces bannières et ces pennons à grand’foison ventiler et baloier, et ouïrent ces archers ruire, qu’ils n’a voient point accoutumé de voir ni de sentir, si furent si effrayés et déconfits d’eux-mèmes, que tous ceux du monde ne les eussent mie retenus qu’ils ne se fussent mis à la fuite : si se retraist chacun vers leur ville sans arroy, voulsist le connétable ou non. Adonc put-on voir gens frémir et ébahir, et celle bataille ainsi rangée déconfire à peu de fait, car chacun se péna de rentrer en la ville à sauveté. Là eut grand enchas et maint homme renversé et jeté par terre ; et chéoient à mont l’un sur l’autre, tant étoient-ils fort enhidés (1).

Le connétable de France et le comte de Tancarville et aucuns chevaliers se mirent à une porte sur l’entrée du pont à sauveté ; car bien véoient que, puisque leurs gens fuyoient, de recouvrer n’y avoit point ; car ces Anglois jà étoient entrés et avalés entre eux, et les occioient sans merci, à volonté. Aucuns chevaliers et écuyers et autres gens, qui savoient le chemin vers le châtel, se traioient celle part ; et tous les recueilloit messire Robert de Warigny, car le châtel est durement grand et plentureux. Ceux furent à sauveté qui là purent venir. Les Anglois, gens d’armes et archers, qui enchassoient les fuyans, faisoient grand’occision ; car ils ne prenoient nulli à merci. Dont il avint que le connétable de France et le comte de Tancarville, qui étoient montés en celle porte au pied du pont à sauveté, regardoient au long et à mont la rue, et véoient si grand’pestillence et tribulation que grand’hideur étoit à considérer et imaginer : si se doutèrent d’eux-mèmes qu’ils ne chéissent en ce parti, et entre mains d’archers qui point ne les connussent. Ainsi qu’ils regardoient à val en grand’doute ces gens tuer, ils aperçurent un gentil chevalier anglois, qui n’avoit qu’un œil, que on appeloit messire Thomas de Holland, et cinq ou six bons chevaliers avec lui ; lequel messire Thomas ils avisèrent, car ils s’étoient autrefois vus et compagnés l’un l’autre en Grenade et en Prusse et en autres voyages, ainsi que les chevaliers se trouvent. Si furent tous réconfortés quand ils le virent : si l’appelèrent en passant et lui dirent : « Messire Thomas, parlez à nous. » Quand le chevalier se ouït nommer, il s’arrêta tout coi, et demanda : « Qui êtes vous, seigneurs, qui me connoissez ? » Les dessus dits seigneurs se nommèrent et dirent : « Nous sommes tels ; venez parler à nous en cette porte, et nous prenez à prisonniers. » Quand le dit messire Thomas ouït cette parole, il fut tout joyeux, tant pour ce qu’il les pouvoit sauver, comme pour ce qu’il avoit, en eux prenant, une belle journée et une belle aventure de bons prisonniers, pour avoir cent mille moutons (2) : si se traist au plus tôt qu’il put à toute sa route celle part, et descendirent lui et seize des siens, et montèrent à mont en la porte, et trouvèrent les dessus dits seigneurs et bien vingt cinq chevaliers avec eux, qui n’étoient mie bien assurs de l’occision qu’ils véoient que on faisoit sur les rues, et se rendirent tous tantôt et sans délai au dit messire Thomas qui les prit (3) et fiança ses prisonniers ; et puis mit et laissa de ses gens assez pour les garder, et monta à cheval et s’en vint sur les rues ; et détourna ce jour à faire cruauté et plusieurs horribles faits qui eussent été faits, si il ne fût allé au devant, dont il fit aumône et gentillesse.

Avec le dit messire Thomas de Hollande avoit plusieurs gentils chevaliers d’Angleterre qui rescouirent maint meschef à faire, mainte belle bourgeoise et mainte dame de cloître à violer. Et chéy si bien adonc au roi d’Angleterre et à ses gens que la rivière qui queurt parmi la ville de Caen, qui porte grosse navire, étoit si basse et si morte qu’ils la passoient et repassoient à leur aise, sans danger du pont. 

Ainsi eut et conquit le dit roi la bonne ville de Caen et en fut sire : mais trop lui coûta aussi, au voir dire, de ses gens ; car ceux qui étoient montés ès loges et ès soliers sur ces étroites rues, jetoient pierres, bancs et mortiers, et en occirent que mes-haignèrent le premier jour plus de cinq cents ; dont le roi d’Angleterre fut trop courroucé au soir quand il le sçut, et ordonna et commanda que lendemain on mît tout à l’épée, et la dite ville en feu et en flamme. Mais messire Godefroy de Harecourt alla au devant de cette ordonnance et dit : « Cher sire, veuillez refrener un petit votre courage, et vous suffise ce que vous en avez fait ; vous avez encore à faire un moult grand voyage, ainçois que vous soyez devant Calais, où vous tirez à venir ; et si a encore en cette ville grand’foison de peuple qui se défendront en leurs hôtels et maisons, si on leur court sus ; et vous pourroit trop grandement coûter de vos gens, ainçois que la ville fût exilliée, par quoi votre voyage se pourroit dérompre ; et si vous retournez sur l’emprise que vous avez à faire, il vous tourneroit à grand blâme. Si épargnez vos gens, et sachez qu’ils vous viendront très bien à point dedans un mois ; car il ne peut être que votre adversaire le roi Philippe ne doive chevaucher contre vous à tout son effort, et combattre, à quelque fin que ce soit ; et trouverez encore des détroits, des passages, des assauts et des rencontres plusieurs, par quoi les gens que vous avez, et plus encore, vous feront bien mestier ; et sans occire, nous serons bien seigneurs et maîtres de cette ville ; et nous mettront très volontiers, hommes et femmes, tout le leur en abandon. » 

Le roi d’Angleterre, qui ouït et entendit messire Godefroy parler, connut assez qu’il disoit vérité et que tout ce lui pouvoit avenir qu’il lui montroit : si s’en passa atant et dit : « Messire Godefroy, vous êtes notre maréchal ; ordonnez en avant ainsi que bon vous semble, car dessus vous, tant qu’à cette fois, ne vueil je point mettre de regard. » Adonc le dit messire Godefroy de Harecourt fit chevaucher sa bannière de rue en rue, et commanda, de par le roi, que nul ne fût si hardi, sur la hart, qu’il boutât feu, occît homme, ni violât femme. 

Quand ceux de Caen ouïrent ce ban, ils en furent plus assurs, et recueillirent aucuns des Anglois en leurs hôtels, sans rien forfaire ; et les aucuns ouvroient leurs coffres et leurs écrins et abandonnoient tout ce qu’ils avoient, mais qu’ils fussent assurs de leur vie. Nonobstant ce et le ban du roi et du maréchal, si y eut dedans la ville de Caen moult de vilains meurtres et pillemens, de roberie, d’arsures et de larcins faits ; car il ne peut être que en un tel ost que le roi d’Angleterre menoit, qu’il n’y ait des vilains garçons et des malfaiteurs assez et gens de petite conscience.

Ainsi furent les Anglois de la ville de Caen seigneurs trois jours ; et y conquirent et gagnèrent si fier avoir que merveilles seroit à penser. En ce séjour ils entendirent à ordonner leurs besognes, et envoyèrent par barges et par bateaux tout leur avoir et leur gain, draps, joyaux, vaisselle d’or et d’argent, et toutes autres richesses dont ils avoient grand’foison, sur la rivière jusques à Austrehem, à deux lieues loin de là, où leur grosse navire étoit ; et eurent avis et conseil, par grand’délibération, que leur navire à tout leur conquêt et leurs prisonniers ils enverroient arrière en Angleterre. Si fut ordonné le comte de Hostidonne à être conduiseur et souverain de cette navire, atout deux cents hommes d’armes et quatre cents archers. Et acheta le roi d’Angleterre le comte de Ghines, connétable de France, et le comte de Tancarville, de messire Thomas de Hollande et de ses compagnons et en paya vingt mille nobles (4) tous appareillés

Livre I. — Partie I 
CHAPITRE CCLXXIII 

Comment le roi d’Angleterre se partit de Caen, et prit Louviers et Vernon, et ardit et exila tout le pays jusques à deux lieues près de Paris en costiant la rivière de Seine.


Ainsi ordonna le roi d’Angleterre ses besognes, étant en la ville de Caen, et renvoya sa navire chargée d’or et d’avoir conquis, et bons prisonniers dont il y avoit jà plus de soixante chevaliers et trois cents riches bourgeois, avec ce grand’foison de saluts et d’amitiés à sa femme, la gentille roine d’Angleterre, madame Philippe. 

Or laisserons-nous à parler du comte de Hostidonne et de la navire qui s’en alla vers Angleterre, et parlerons du dit roi comment il persévéra en ce voyage. Quand il eut séjourné en la ville de Caen, ainsi que vous avez ouï, et que ses gens en eurent fait leur volonté, il s’en partit et fit chevaucher ses maréchaux, ainsi comme devant, l’un d’un côté et l’autre d’autre, ardant et exillant le pays (1); et prirent le chemin d’Évreux, mais point n’y tournèrent, car elle étoit trop forte et trop bien fermée ; mais ils chevauchèrent devers une autre grosse ville que on appelle Louviers. 

(…)

NOTES CHAPITRE CCLXXI

1.   Ces abbayes étaient l’une d’hommes, l’autre de femmes, toutes les deux de l’ordre de saint Benoît. 
2.      Estreham, à l’embouchure de la rivière d’Orne. 
3.      Northburgh dit au contraire dans sa lettre que tous les bourgeois s’étaient retirés dans la partie de leur ville qui est de l’autre côté de la rivière. 
NOTES CHAPITRE CCLXXII
1.       L’auteur des Chroniques de France raconte le fait un peu différemment. Suivant lui, les habitans de Caen n’allèrent point à la rencontre du roi d’Angleterre ; mais ils l’attendirent dans leur ville où ils se défendirent avec le plus grand courage. Quand les Anglais y furent entrés, le connétable de France et le comte de Tancarville sortirent du château et du fort de la ville ; et ne sais pourquoi ce étoit, ajoute-t-il ; et tantôt ils furent pris des Anglois. Le récit du continuateur de Nangis est moins défavorable à ces deux chevaliers : suivant lui, du moins ils ne se rendirent point sans combat, et furent pris les armes à la mais, après avoir tenu long-temps à l’entrée du pont, ensuite auprès de l’église de Saint-Pierre.
Northburgh, dans la lettre que nous avons rapportée, ne dit point si le connétable et le comte de Tancarville se défendirent bien ou mal ; mais il dit que les Français firent une vigoureuse résistance à l’entrée du pont et combattirent avec beaucoup de courage.
2.      Tous les rois de France depuis saint Louis avaient fait frapper des moutons d’or, ou des deniers d’or à l’aignel : on cessa d’en frapper en l’année 1325 ; et cette interruption dura jusqu’au règne du roi Jean. Les moutons anciens continuèrent néanmoins d’avoir cours concurremment avec les nouvelles espèces, sous le règne de Philippe de Valois. Leur titre était d’or fin, et leur taille de 59 1/6 au marc. 
3.      Hollingshed rapporte que le comte de Tancarville fut pris par un nommé Legh, ancêtre de sir Peter Legh qui vivait de son temps, et que le roi Édouard lui avait donné en récompense la seigneurie d’Hanley, dans le comté de Chester, possédée ensuite par ses descendants. 
4.      Le noble, assez ordinairement appelé noble à la rose, était une monnaie d’or qu’on frappa pour la première fois en Angleterre sous le règne d’Edouard III, vers l’année 1344. L’or en était très fin et leur taille était d’environ 25 au marc. 
NOTE CHAPITRE CCLXXIII
1.       Une lettre du confesseur du roi d’Angleterre nous apprend que les légats du pape s’étant avancés jusqu’à Lisieux, entamèrent une négociation pour procurer la paix entre les deux rois et proposèrent, au nom de Philippe de Valois, le duché d’Aquitaine à Édouard pour le posséder comme son père l’avait possédé ; mais que cette proposition ayant été rejetée, les négociations cessèrent. Voici le fragment de cette lettre, tel qu’il est rapporté dans Robert d’Avesbury. 
« Benedicere debemus Deum cœli et coram omnibus viventibus meritò confiteri, quod fecit nobiscum misericordiam suam. Nam post conflictum habitum in Cadamo, in quo multi admodum interfecti sunt, villa capta est et usque ad nudos parietes spoliata, civitas Bajocensis se sponte reddidit, timens ne consimilia paterentur. Et Dominus noster rex versus Rothomagum direxit iter suum ; cui domini cardinales occurrentes in civitate Lexoviensi ad pacem plurimùm hortabantur. Quibus curialiter receptis, propter reverentiam Sedis Apostolicæ et Ecclesiæ sacrosanctæ, responsum fuit quod dominus noster rex, semper pacem desiderans, quæsivit eam viis et modis omnibus racionabilibus quibus scivit et optulit vias multas propter desiderium pacis habendæ, licet in præjudicium non modicum causæ suæ, et quod adhuc paratus est pacem admittere, dum tamen sibi via racionabilis offeratur. Dicti vero cardinales posteà adversarium domini regis allocuti redierunt et optulerunt ducatum Aquitamæ, ut eum pater suus tenuit, et quòd spem dédit plura habendi per viam maritagii, si tractatus pacificus haberetur. Sed quia ista via non placuit, nec cardinales adversarium domini regis minimè tractabilem invenerunt, desperati de fine bono simpliciter recesserunt. Dominus autem rex continuè progrediens et proficiens, villas grossas omnes per quas transivit optinuit, nemine resistente, sed omni homine fugiente. Deus enim ita omnes exercuit ut viderentur omninò corda sua perdidisse. Castra insuper et municiones, paucis invadentibus, licet fortissima essent, impulsu levi cepit. Adversarius autem suus in Rothomago exercitum magnum congregavit ; et licet esset in multitudine copiosa pontem Secanæ fregit, et ex unà parte Secanæ ex adverso dominum nostrum regem diebus singulis sequebatur, pontes omnes diruens et muniens ne ad eum transiremus. Et licet continuè spolia fierent per universam terram, et incendia in latitudine viginti miliarium in circuitu, et ad unum miliare juxta eum, noluit tamen, nec audebat in defensionem populi sui et regni, cum possit, aquam Secanæ pertransire. Et sic dominus rex venit Pussiacum ubi invenit pontem fractum ; et adversarius suus citra Pussiacum non quievit. »