13 décembre 1940 : Laval, « l’éclipse de la France » *


*selon la formule de l'historien britannique Geoffrey Warner.

Le 22 octobre 1931, le président du Conseil Pierre Laval est accueilli à Washington par l'ambassadeur Paul Claudel. Il est à quarante-huit ans l'une des figures incontournables de la politique française et Time Magazine va le proclamer " homme de l'année ". Quel chemin parcouru pour le fils de l'aubergiste de Châteldon, l'avocat besogneux, le député-maire naguère socialiste d'Aubervilliers, bientôt l'interlocuteur de Staline, Mussolini, Hitler ! Plus incompréhensible lui apparaît l'issue de son aventure terrestre, quatorze ans plus tard, lorsqu'il est conduit dans un fossé de la prison de Fresnes pour y être fusillé. Le feu du peloton d'exécution frappe le mauvais génie de Pétain, l'emblème honni de la Collaboration, qui a souhaité publiquement la victoire du IIIe Reich. Cet homme au parcours heurté, sous ses abords frustes et habiles, recèle bien des secrets.

Si, comme l'a reconnu le général de Gaulle lui-même, Laval était un patriote, qui pensait servir au mieux les intérêts de « son » pays en tirant parti du pire, il se trompa lourdement. Son anticommunisme viscéral, son manque de vision géostratégique et surtout une confiance incroyable en lui-même et en ses talents de négociateur, lui firent commettre de grossières erreurs. Il crut presque jusqu'au bout sinon à la victoire de l'Allemagne, du moins à une paix de compromis à l'Ouest contre le bolchevisme où il aurait joué un grand rôle. Il n'avait pas compris que l'Allemagne nazie n'était pas celle de Guillaume II et qu'il ne pourrait pas manœuvrer ses interlocuteurs allemands ou même ses juges de la Haute Cour comme ses électeurs d'Aubervilliers ou ses compatriotes auvergnats de Châteldon.

Cette journée du 13 décembre, comme beaucoup de journées historiques, ne respecte ni l'unité de lieu ni l'unité de temps. Elle se joue à Vichy et à Paris, et se termine le 17. Le 13, les événements se précipitent et se contredisent. Laval organise le voyage du maréchal à Paris et dans d'autres villes de la zone occupée. Pétain accepte. Entre-temps, les conjurés préparent leurs batteries. Pendant que Lavai préside un conseil de cabinet, ils reprennent en main Pétain qui, le matin même, refusait de se séparer de Laval. Ce sera l'affaire d'un après-midi. Arrivé de Paris à 12 h 30, Laval, sans méfiance, est démissionné à 20 heures. L'acte constitutionnel le nommant dauphin était déjà abrogé... A 23 heures, il est arrêté et mis en résidence surveillée dans son château de Châteldon. Ses collaborateurs, dont Brinon, qu'il a amené de Paris, sont arrêtés, ainsi que Déat.
Incident comique, qui manque rarement dans les circonstances les plus dramatiques : le mot de passe, pour que le général de La Laurencie fasse arrêter Déat, est : « La maréchale a passé la ligne. » Quand Vichy téléphone cette phrase, le général a oublié sa signification ! Il croit que la maréchale arrive bel et bien et qu'elle ne sera pas reçue dignement ; il s'affole, téléphone à Vichy, et ne se souvient que lorsqu'on lui a seriné : « Mot de passe, mot de passe ! »

Les autorités allemandes n'admettent pas l'éviction de Laval du gouvernement français. Abetz va venir sans tarder le dire à Vichy.
Le 17 décembre 1940 commencent les conversations entre Pétain et Abetz, après que celui-ci eut vu Flandin, grippé, chez lui, et que le nouveau ministre l'eut assuré « de sa bonne foi et de son innocence ».
Abetz, parlant au nom de Hitler, énumère les conditions du Führer qui a considéré le renvoi de Laval comme un affront personnel : nomination de Flandin aux Affaires étrangères (comme si celle-ci n'était pas déjà faite) et de Laval à l'Intérieur.
Pétain répond que sa dignité et son autorité seraient sérieusement compromises par le retour de Laval au gouvernement. Il commence par affirmer que ni lui ni Darlan ne resteront au pouvoir si Laval y revient, pour ne pas devenir la risée du pays.
Puis, battant en retraite après cette affirmation de principe, Pétain, loin de mettre le marché en main à Abetz (lui ou Laval) accepte de procéder à une enquête ; selon ses résultats, il reprendra Laval et renverra Peyrouton, Caziot et Belin. En conclusion, Pétain réaffirme sa détermination de continuer la politique de collaboration.

En présence d'Abetz, Laval s'emporte contre le Maréchal, surtout après que, avec une rare hypocrisie, Pétain lui eut affirmé qu'il ignorait tout de son arrestation et de sa détention.
L'affaire revient alors à son point de départ : l'autorité que reconnaît à Pétain son propre dauphin. Laval, dont les nerfs ont été mis à rude épreuve depuis quatre jours, perd la maîtrise de lui et se défoule en traitant le Maréchal de fantoche, baudruche, girouette qui tourne à tous les vents. Il lui rappelle qu'il est allé librement à Montoire. Il lui reproche de l'avoir jeté à la porte comme un valet. 
Le Maréchal essaie de placer quelques mots que Du Moulin (l'oreille collée contre une mince cloison) n'entend pas. Puis, annulant partiellement ses bonnes résolutions antérieures, Pétain propose à Laval, qui le refuse, le ministère du Travail. Abetz soutient Laval : L'offre de Pétain équivaut à un rejet des exigences allemandes et il fait mine de repartir immédiatement. Mais l'attaque de Laval, par son incorrection, a redonné du poids à Pétain ; les Allemands sont obligés de convenir qu'ils ne peuvent pas, dans l'immédiat, imposer le retour de leur protégé au gouvernement. Ils ont beaucoup plus besoin du prestige de Pétain que de l'habileté de Laval. Sans le premier, le second ne représente plus grand-chose.