Eginhard raconte… Charlemagne
Né sans doute au début des années
770, éduqué au grand monastère de Fulda, Eginhard est envoyé à la Cour en 791 pour
y suivre l’enseignement d’Alcuin. Il se lie d'amitié avec Charlemagne puis avec
son successeur Louis le Pieux (814-840). Renommé pour son savoir, il semble
avoir une activité politique limitée. Remarqué
pour ses qualités d'administrateur et de lettré, l'empereur le nomma Directeur
des bâtiments royaux, et le chargea de plusieurs missions diplomatiques. A la
mort de Charlemagne, Eginhard servit sous l'administration de Louis, et fut
chargé de l'éducation du futur empereur Lothaire. En 828, il
se retire de la vie publique et se consacre à ses charges ecclésiastiques. Il
correspond avec de nombreux savants et l'empereur, avant de mourir en 840.
Éginhard rédige la Vie de Charlemagne pour
inscrire son personnage dans la lignée des empereurs romains. Pour ce faire, il
choisit de prendre pour modèle les Vies des douze Césars de
Suétone, dont il est l'un des premiers lecteurs médiévaux. Il connaît aussi
bien Cicéron, dont il reprend plusieurs analyses. Il veut peindre un empereur
attaché à son peuple qui préfère le costume franc (chemise de lin, tunique et
fourrure) aux habits étrangers ; qui fait mettre par écrit diverses lois
vernaculaires, des poèmes et une grammaire franque, et donne des noms
germaniques aux mois. La question de la légitimité est au cœur de l'œuvre. Il s’agit
en effet de justifier la prise progressive de contrôle du pouvoir des
Mérovingiens par le grand-père de Charlemagne, Charles Martel puis de son père,
Pépin le Bref.
La Vie de Charlemagne demeure un des textes les plus
célèbres du Moyen Age. L'image que la postérité a retenue du grand empereur lui
doit beaucoup, et ce texte demeure aujourd'hui une source irremplaçable
d'informations.
On suppose qu’Éginhard voulait
proposer un modèle en temps de crise. Le règne de Louis le Pieux ayant été marqué
par des divisions à répétition, les chercheurs estiment que la rédaction de l’œuvre
s’est échelonnée de 817 à 833. Le texte que je vous propose ci-dessous est tiré
de la COLLECTION DES MÉMOIRES RELATIFS A L'HISTOIRE DE FRANCE, depuis la fondation de la monarchie française
jusqu'au 13e sièclE » (GUIZOT).
Précédent : Pépin le Bref
Charlemagne
Suivant : Louis le Débonnaire
ANNALES D'EGINHARD suivi de VIE DE CHARLEMAGNE
ANNALES D'EGINHARD
Les deux frères, succédant à leur père,
partagèrent ensemble le royaume. L’Aquitaine tomba au pouvoir de Charles
l’aîné. Mais cette province ne put demeurer longtemps tranquille par suite des
guerres qui s’étaient passées dans son sein. Un certain Hunold, aspirant au
pouvoir, excita les habitants à machiner de nouveaux complots. Le roi Charles,
à qui cette province était échue en partage, marcha à la tête de son armée
contre lui. Mais il ne put obtenir de secours de son frère, qui en était
détourné par les mauvais conseils des grands de son royaume. Les deux frères
eurent à Duasdives une conférence à ce
sujet. Carloman retourna dans son royaume, et Charles, continuant sa route vers
Angoulême, ville d’Aquitaine, fit assembler en ce lieu toutes ses troupes,
poursuivit Hunold, et faillit le prendre ; mais Hunold s’échappa à la
faveur de la connaissance des lieux où il pouvait se dérober aux recherches de
l’armée du roi. Il s’éloigna d’Aquitaine et gagna la Gascogne où il se croyait
en sûreté, ne mettant pas en doute la fidélité de Loup, duc de Gascogne. Le roi
envoya au duc une ambassade pour lui ordonner de rendre le rebelle,
l’avertissant que, s’il ne se soumettait à cette condition, il entrerait les
armes à la main en Gascogne, et n’en sortirait qu’après avoir mis fin à sa
désobéissance. Loup, effrayé des menaces du roi, promit de se soumettre
désormais à ses volontés, et livra sans retard Hunold et sa femme. Charles, en
attendant le retour de ses envoyés, bâtit un fort, nommé Fronsac, sur la rive
de la Dordogne, et après leur arrivée, en possession du rebelle, il regagna son
royaume. Il célébra la fête de Noël à Duren et celle de Pâques dans l’église de
Saint-Lambert à Liège.
Le roi Charles tint l’assemblée générale
du peuple à Worms. La reine Bertrade, mère des rois, eut une entrevue à Seltz
avec Carloman, le plus jeune, pour y traiter de la paix, et partit pour
l’Italie. Après y avoir terminé l’affaire qu’elle avait entreprise et adoré le
Seigneur dans le temple des saints apôtres, elle retourna en France auprès de
ses fils. Charles célébra la solennité de Noël à Mayence et celle de Pâques à
Herstall.
L’assemblée générale tenue, selon
l’usage, à Valenciennes sur le fleuve de l’Escaut, le roi Charles prit ses
quartiers d’hiver. Au bout de quelque temps, Carloman, son frère, mourut à
Samoucy. Charles voulut alors s’emparer de tout le royaume, se rendit dans la
terre de Carbone, et y fut joint par Wilhaire, évêque de Sedan, Fulrad, prêtre,
et plusieurs autres prêtres, comtes et grands de son frère, entre lesquels on
remarquait Warin et Adalbard ; quant à la femme et aux fils du roi Carloman,
ils s’étaient rendus en Italie avec une partie des grands. Le roi désapprouva
comme inutile ce départ ; il solennisa la naissance de notre Seigneur à
Attigny et la fête de Pâques à Herstall.
Le pape Étienne étant mort à Rome,
Adrien lui succéda au pontificat. Le roi Charles, après avoir tenu son
assemblée à Worms, résolut de porter la guerre en Saxe, y entra sans retard,
dévasta tout par le fer et le feu, prit le château fort d’Ehresbourg et
renversa l’idole appelée Inninsul par
les Saxons. Comme il s’était arrêté trois jours pour cette destruction, il
arriva, tant le ciel demeura continuellement serein, que toutes les rivières et
fontaines étaient à sec et qu’on ne pouvait rien trouver à boire. On craignait
que l’armée, fatiguée par la soif, ne put continuer ses travaux ; mais un
certain jour, et (à ce que l’on croit, par la bonté divine) pendant que, vers
midi, tous se reposaient, un énorme volume d’eau remplit tout à coup le lit
d’un torrent auprès du mont auquel était adossé le camp, et toute l’armée put ainsi
se désaltérer. Le roi ayant détruit l’idole, s’avança jusqu’au Weser, et là
reçut des Saxons douze otages. De retour en France il assista aux solennités de
Noël et de Pâques dans sa terre de Herstall.
Le pape Adrien ne pouvant supporter
l’insolence du roi Didier et des Lombards, résolut d’envoyer à Charles, roi des
Francs, une ambassade pour le supplier de venir secourir contre leur oppression
lui et les Romains. Mais, comme on ne pouvait faire librement cette route par
terre en Italie, le pape fit monter à Rome dans un vaisseau Pierre, son envoyé,
qui se rendit ainsi par mer à Marseille et poursuivit ensuite parterre son
chemin en France. Lorsqu’il eut joint le roi à Thionville où il passait l’hiver
et lui eut exposé le sujet de son ambassade, Pierre retourna à Rome par le même
chemin.
Le roi ayant examiné avec grand soin ces
dissensions entre les Lombards et les Romains, se décida à entreprendre la
guerre pour la défense de ces derniers; il se rendit avec son armée à Genève,
ville de Bourgogne, située près du Rhône, y délibéra sur la manière d’entamer
la guerre, divisa ses troupes en deux portions, donna à celles que commandait
Bernard, son oncle paternel, l’ordre de faire route par le mont Joux, et
lui-même, à la tête de l’autre, passa le mont Cenis; il traversa ainsi le
sommet des Alpes, et mit en fuite Didier, qui s’efforça en vain de lui
résister; il le bloqua dans Pavie, et employa l’hiver à tenter beaucoup de
moyens pour prendre la ville, ce qui était fort difficile.
Pendant que ces événements se passaient
en Italie, les Saxons, saisissant l’occasion favorable de l’absence du roi,
ravagèrent par le fer et le feu les frontières de Hesse qui touchaient aux
leurs ; ils voulurent incendier, dans le lieu nommé maintenant Friedslar,
la basilique qu’y avait bâtie le bienheureux Boniface, martyr. Tandis qu’ils
s’efforçaient vainement de réussir dans ce dessein, ils furent saisis d’une
frayeur subite envoyée par Dieu, et s’enfuirent en désordre avec une honteuse
terreur.
Le roi Charles, laissant à son armée le
soin de terminer le siège et la prise de Parie, alla à Rome pour y prier, et
lorsque après avoir accompli ses voeux il fut retourné à son camp, la ville,
fatiguée d’un long siège, se rendit à lui; toutes les autres ;villes suivirent
cet exemple et se donnèrent au roi des Francs. Charles, l ayant ainsi soumis et
pacifié pour quelque temps l’Italie, revint en France emmenant captif le roi
Didier. Quant à Adalgise, son fils, en qui les Lombards mettaient beaucoup
d’espérances, voyant les affaires de son pays perdues, il alla en Grèce auprès
de l’empereur Constantin, et vécut honorablement à sa cour avec le titre de
patrice.
Lorsque le roi fut de retour, et avant
même que les Saxons pussent en être informés, il envoya dans leur pays une
triple armée qui mit tout à feu et à sang, tailla en pièces une multitude de
Saxons qui s’efforçaient de résister, et revint en France chargé de butin.
Charles à son retour d’Italie, célébra
la dédicace de l’église de Saint-Nazaire, martyr, et la translation de son
corps dans notre monastère de Lauresheim, l’an du Sauveur 774, le 1er
septembre.
Le roi passant l’hiver à Quiersi,
résolut d’attaquer les cruels et perfides Saxons, et de ne s’arrêter qu’après
leur entière extermination ou leur conversion au christianisme. Après avoir
tenu l’assemblée générale dans la ville de Duren, il passa le Rhin, attaqua la
Saxe avec toutes ses forces, prit du premier coup la citadelle de Siegbourg, où
était une garnison saxonne, rétablit le fort d’Ehresbourg qu’avaient détruit
les Savons, et y laissa quelques troupes franques, de là gagna le Weser, et
attaqua, dans le lien nommé Brunnesberg, une multitude de Saxons qui voulaient
lui disputer, mais en vain, le passage du fleuve, car dès les premiers instants
ils furent mis en fuite, et beaucoup y périrent. Le roi passa donc le fleuve,
et s’avança avec une partie de son armée jusqu’à l’Ocker ; là vint le
joindre Hesson un des chefs Saxons, amenant avec lui tous les Ostphaliens ; il lui donna les otages exigés, et lui
jura fidélité.
Charles étant revenu sur ses pas, et
arrivé au village nommé Buch, les Angrariens accoururent à lui avec leurs
principaux chefs, imitèrent les Ostphaliens, lui donnèrent des otages, et lui
prêtèrent serment.
Cependant la partie de l’armée que
Charles avait laissée près du Weser, dressa ses tentes dans le lieu nommé
Hudbeck et, ne prenant point de
précautions, fut circonvenue par la fraude des Saxons. Comme les fourrageurs
Francs retournaient au camp vers la neuvième heure du jour, les Saxons
feignirent d’être de leurs compagnons, se mêlèrent à eux, s’introduisirent dans
leurs retranchements, les attaquèrent pendant leur sommeil ; et
massacrèrent une grande partie de cette multitude imprudente. Cependant,
repoussés par la vaillante résistance de ceux qui s’étaient éveillés, les
Saxons sortirent du camp, et s’éloignèrent d’après un traité que la nécessité
seule avait pu imposer. Quand le roi reçut cette nouvelle, il se mit en marche
avec toute la diligente possible, poursuivit les Saxons en retraite, il en
tailla en pièces une grande quantité, reçut des otages Westphaliens, et
retourna en France pour y passer l’hiver.
Le roi apprit à son retour que le
lombard Rotgaud, qu’il avait établi duc dans le Frioul, excitait de nouveaux
mouvements en Italie, et que déjà plusieurs villes s’étaient données à lui.
Charles jugea nécessaire de réprimer promptement ces rébellions, emmena avec
lui ses plus braves guerriers, et marcha sur-le-champ en Italie. Rotgaud qui
avait prétendu se faire roi fut tué, les villes dont il s’était emparé se
rendirent sans retard, le roi y mit des comtes Francs, et retourna en France,
aussi vite qu’il en était venu. A peine eut-il passé les Alpes, que des envoyés
lui apprirent que le fort d’Ehresbourg avait été emporté par les Saxons, que la
garnison franque en avait été expulsée, que l’autre château de Siegbourg
n’avait pas été pris, mais attaqué ; que les troupes demeurées pour sa
garde avaient fait une sortie, attaqué par derrière les imprudents Saxons
occupés du siège, et tué une grande quantité d’entre eux ; que ceux qui
avaient échappé au carnage avaient non seulement abandonné le siège, mais
s’étaient empressés de fuir, et qu’errants et dispersés ils avaient été
poursuivis par les Francs, jusqu’au fleuve de la Lippe.
A ces nouvelles le roi tint une
assemblée à Worms, et résolut d’entrer en Saxe : il convoqua toutes ses
troupes, et parvint avec tant de célérité au lieu qu’il avait désigné, qu’il
renversa par là les desseins des ennemis qui s’efforçaient de lui résister. En
approchant de la source de la Lippe, il trouva une immense multitude de ce
peuple perfide qui venait, suppliante et soumise, implorer le pardon de sa
faute. Le roi lui pardonna miséricordieusement, fit baptiser ceux qui disaient
vouloir être chrétiens, reçut d’eux de trompeuses promesses de fidélité, ainsi
que les otages qu’il avait exigés, répara le fort détruit d’Ehresbourg, en fit
construire un autre sur la Lippe, laissa dans chacun une forte garnison, et, de
retour en France, passa l’hiver à Herstall.
Au premier souffle du printemps, le roi
partit pour Nimègue, et après y avoir célébré la fête de Pâques, ne pouvant
ajouter aucune foi aux trompeuses promesses des Saxons, il tint à Paderborn
l’assemblée générale du peuple, et entra en Saxe avec une grande armée. Là tout
le sénat, et une foule d’hommes de ce peuple perfide, vinrent le trouver
d’après son ordre, feignant le dévouement et l’obéissance. Ils étaient en effet
tous venus devant lui, excepté Witikind, un des chefs Westphaliens, qui se
sentant coupable de beaucoup de crimes, et craignant pour cette cause la
présence du roi, avait fui auprès de Siegfried, roi des Danois. Ceux qui
étaient venus se soumirent au roi, et obtinrent leur pardon à la condition que,
s’ils se révoltaient de nouveau, ils seraient privés de leur patrie et de leur
liberté. Un grand nombre d’entre eux se firent baptiser en ce lieu ; mais c’était
bien faussement qu’ils disaient vouloir être chrétiens.
Dans le même lieu et temps, se rendit
aussi en présence du roi un Sarrasin nommé Ibn Al-Arabi, venu d’Espagne avec
plusieurs autres, et il se donna à Charles, ainsi que les villes dont l’avait
fait chef le roi des Sarrasins. Charles ayant terminé l’assemblée, retourna en
Fiance, célébra la fête de Noël dans la ville de Douzy, et celle de Pâques à
Chasseneuil en Aquitaine.
Concevant, et avec raison, par les
discours d’Ibn Al-Arabi, l’espoir de s’emparer de quelques villes d’Espagne, le
roi assembla son armée et se mit en marche ; il traversa les sommets des
Pyrénées, par le pays des Gascons, attaqua Pampelune, ville de Navarre, et la
força à se rendre. De là passant à gué l’Èbre, il s’avança vers Saragosse,
ville considérable de ce pays, reçut les otages que lui amenèrent Ibn Al-Arabi,
Abithaür et plusieurs autres Sarrasins, et revint à Pampelune. Il rasa les murs
de cette ville pour l’empêcher de se révolter à l’avenir ; et voulant retourner
en France, il entra dans les gorges des Pyrénées. Mais les Gascons avaient
placé des embuscades dans ces monts ; ils attaquèrent l’arrière-garde et
mirent toute l’armée en un grand désordre. Quoique par le courage et les armes,
les Francs fussent supérieurs aux Gascons, ils se trouvèrent inférieurs à cause
de la difficulté des lieux et de ce genre inaccoutumé de combat. Plusieurs, des
hommes de la cour à qui le roi avait donné des troupes à commander furent tués
dans ce combat. Les bagages furent pillés ; et l’ennemi, par sa
connaissance des lieux, se déroba aussitôt à toute poursuite. Le souvenir de ce
cruel échec obscurcit grandement dans le cœur du roi la joie de ses exploits en
Espagne.
Pendant ce temps, les Saxons, saisissant
l’occasion favorable, prirent les armes et s’avancèrent jusqu’au Rhin; mais ne
pouvant passer le fleuve, ils dévastèrent par le fer et le feu tout ce qui se
trouva de villes et villages depuis le fort de Duitz jusqu’à l’embouchure de la Moselle. Les choses
sacrées et profanes furent également en proie à leur fureur ; leur rage ne
fit point de distinction de sexe ni d’âge, et il parut clairement qu’ils
étaient entrés sur le territoire des Francs non pour piller, mais pour le
plaisir de la vengeance. Quand cette nouvelle fut apportée au roi à Auxerre, il
ordonna sur-le-champ aux Francs orientaux et aux Allemands de se rendre en hâte
pour chasser l’ennemi. Lui-même ayant laissé là ses autres troupes, se rendit à
Herstall pour y passer l’hiver. Les Francs et les Allemands envoyés contre les
Saxons marchèrent sur eux à grandes journées pour pouvoir les atteindre dans le
territoire Franc ; mais les Saxons, ayant achevé leur entreprise, étaient
déjà rentrés dans le leur. Les troupes du roi ayant suivi leurs traces, les
atteignirent dans la Hesse, comme ils allaient passer le fleuve de
l’Adern ; elles les attaquèrent aussitôt et en firent un tel carnage qu’on
dit que, d’une si grande multitude, à peine quelques-uns purent regagner
enfuyant leurs demeures.
Le roi quitta au printemps Herstall, où
il avait passé l’hiver et célébré les fêtes de Noël et de Pâques, et se rendit
à Compiègne. Comme il s’en retournait, après avoir achevé l’affaire pour
laquelle il était venu, Hildebrand, duc de Spolète, vint à lui à Wirsigny avec beaucoup
de présents. Le roi le reçut très bien, le combla de dons, et le renvoya dans
son duché. Ensuite se disposant à l’expédition de Saxe, le roi alla à Duren,
tint, selon la coutume, l’assemblée générale, et parvint, avec son armée,
jusque sur la Lippe. Les Saxons, animés d’une vaine espérance, s’efforcèrent de
lui résister dans le lieu appelé Buchholz, furent repoussés et mis en fuite. Le
roi entra dans la Westphalie et reçut à discrétion tous les habitants. De là il
s’avança jusqu’au Weser, dressa son camp dans le lieu nommé Medfull, et y
séjourna quelque temps. Les Angrariens et les Ostphaliens s’y rendirent, lui
donnèrent des otages et lui jurèrent fidélité. Après avoir terminé toutes ces
choses, le roi traversa le Rhin, et se rendit dans la ville de Worms où il
passa l’hiver.
Dès que le roi trouva le temps
favorable, il partit avec une grande armée et entra de nouveau en Saxe ; il
passa par le fort d’Ehresbourg, vint à la source de la Lippe, y plaça son camp
et s’y arrêta quelques jours. De là changeant de route, il se rait en marche
pour l’orient et gagna le fleuve de l’Ocker. Les Saxons de toutes les parties
orientales se rendirent en ce lieu comme il leur en avait donné l’ordre ;
et, suivant leur feinte accoutumée, se firent baptiser dans le lieu nommé
Horheim. De là le roi s’avança vers l’Elbe, dressa ses tentes pour s’arrêter
quelque temps dans le lieu où cette rivière est jointe par l’Ocker, et s’occupa
de régler les affaires des Saxons qui habitent la rive citérieure de ce fleuve
avec les Esclavons qui couvrent la rive ultérieure. Ayant tout arrangé pour le
moment, il retourna en France et se décida à partir pour Rome pour y prier et
accomplir ses voeux ; il prit avec lui sa femme et ses enfants, et se rendit
sans retard en Italie ; il célébra la fête de Noël à Pavie où il passa le
reste de l’hiver.
Allant de là à Rome, le roi y fut
honorablement reçu par le pape Adrien ; et comme il célébrait les mystères de
Pâques, le pontife baptisa son fils Pépin, et lui donna l’onction royale. Il
fit la même cérémonie à Louis son frère, et leur imposa à tous deux la
couronne. Pépin, l’aîné, fut établi roi de Lombardie, et Louis, le plus jeune,
roi d’Aquitaine. Le roi quitta Rome, se rendit à Milan, où Thomas, évêque de
cette ville, baptisa sa fille Gisèle, et la tint sur les fonts sacrés. Cela
fait, le roi retourna en France.
Tandis qu’il était à Rome, il convint
avec le pape Adrien qu’ils enverraient de concert des ambassadeurs à Tassilon,
duc de Bavière, pour lui rappeler les promesses qu’il avait faites au roi
Pépin, à ses fils et aux Francs, savoir, de leur être dévoué et soumis en tout.
Les hommes choisis et envoyés dans cette
ambassade furent, de la part du pape, les évêques Formose et Damase, et de
celle du roi, Richulf, diacre, et Eberhard, grand échanson. Ils parlèrent au
duc comme il leur avait été prescrit, et son cœur fut tellement touché qu’il
dit que, si l’on voulait lui donner de tels otages qu’il ne pût rien craindre
pour sa sûreté, il se rendrait sur-le-champ en présence du roi. On les lui
accorda. Il alla aussitôt trouver Charles à Worms, prêta le serment qu’on
exigeait de lui, et donna sans retard les douze otages qu’on lui demandait.
Sigebert, évêque de Ratisbonne en Bavière, fut chargé de les amener à Quiersy,
où était le roi. Mais le duc, retourné chez lui, ne garda pas longtemps la foi
qu’il avait jurée. Quant au roi, il passa l’hiver à Quiersy, et y célébra les
fêtes de Noël et de Pâques.
Au commencement de l’été, lorsque
l’abondance des fourrages permit de faire entrer l’armée en campagne, le roi
résolut de passer en Saxe, et d’y tenir l’assemblée générale qui avait lieu
tous les ans en France. Il traversa le Rhin près de Cologne, marcha avec toute
l’armée des Francs jusqu’à la source de la Lippe, y dressa son camp, et s’y
arrêta assez longtemps. Entre autres choses, il reçut et congédia les
ambassadeurs de Siegfried, roi des Danois, et ceux que lui envoyaient Chagan et
Igour, princes des Huns, comme pour traiter de la paix. Lorsque, l’assemblée
terminée, Charles eut passé le Rhin, et fut rentré en France, Witikind, qui
avait fui chez les Normands, revint dans sa patrie, et, par de vaines
espérances, y excita à la révolte les esprits des Saxons. Cependant le roi
avait appris que les Esclavons Sorabes qui habitaient entre l’Elbe et la Sale
étaient entrés pour piller sur les terres des Saxons et des Thuringiens qui
touchaient aux leurs, et qu’ils dévastaient tout par le fer et le feu.
Sur-le-champ le roi manda trois de ses ministres, Adalgise, chambellan, Geilon,
connétable, Worad, comte du palais, et leur ordonna de prendre avec eux les
Francs orientaux et les Saxons, et de réprimer en hâte l’audace des Esclavons.
Lorsque, pour accomplir ces ordres, ces
ministres franchirent les frontières de Saxe, ils trouvèrent les Saxons se
préparant, d’après le conseil de Witikind, à déclarer la guerre aux Francs :
ils renoncèrent alors à poursuivre leur route vers les Esclavons, et se
décidèrent à se rendre, avec les troupes des Francs orientaux, au lieu où l’on
disait que s’étaient rassemblés les Saxons. Le comte Théodoric, parent du roi,
les rejoignit dans la Saxe même avec les forces qu’il s’était hâté de lever
dans le pays des Ripuaires aussitôt qu’il avait appris la trahison des Saxons :
il donna aux ambassadeurs le conseil de s’enquérir aussi vite que possible, par
des espions, du lieu où étaient les Saxons, de ce qui se passait au milieu
d’eux, et de les attaquer tous ensemble, si la nature des lieux le permettait.
Les ambassadeurs louèrent cet avis, et tous se rendirent ensemble jusqu’au mont
appelé Sonnethal, sur le flanc septentrional duquel était placé le camp des
Saxons. Théodoric dressa là ses tentes, et l’on convint que, pour cerner plus
facilement le mont, les ambassadeurs passeraient avec leurs troupes le Weser,
et camperaient sur la rive même du fleuve. S’étant alors entretenus, ceux-ci
craignirent que, s’ils attaquaient de concert avec Théodoric, la gloire de la
victoire ne lui revînt : c’est pourquoi ils résolurent d’attaquer et de donner
bataille sans lui ; ils prirent leurs armes, et attaquèrent, non pas comme
ayant affaire à un ennemi préparé à les recevoir, mais comme s’il eût déjà été
en fuite. Chacun se livrant à toute la vitesse de son cheval, on eût dit qu’ils
n’avaient qu’à poursuivre et à piller des fuyards. lis arrivèrent dans le lieu
même où était rangée devant son camp l’armée des Saxons. Alors le combat
s’engagea, et l’issue en fut funeste ; car les Francs, entourés par les
Saxons, furent presque tous massacrés ; ceux qui purent s’évader ne
retournèrent pas à leur camp, mais gagnèrent, en fuyant, celui de Théodoric,
qui était situé de l’autre côté du mont. La perte des Francs fût encore plus
grande par le rang des morts que par leur nombre. Deux des ambassadeurs,
Adalgise et Geilou, quatre comtes, et jusqu’à vingt des hommes les plus nobles
et les plus distingués furent tués, sans compter ceux qui les avaient suivis,
et qui aimèrent mieux périr avec eux que leur survivre.
Lorsque le roi eut reçu cette nouvelle,
il crut ne devoir apporter aucun retard ; il assembla son armée, et partit pour
la Saxe. Il manda les principaux Saxons, et s’enquit des auteurs de la
trahison.
Tous dénoncèrent Witikind comme auteur
de ce forfait, et ils ne purent le livrer, parce qu’après avoir fait le coup,
il s’était retiré chez les Normands. Le roi se fit amener quatre mille cinq
cents de ceux qui, à sa persuasion, avaient commis un tel crime, et les fit
décapiter en un seul jour, dans le lieu appelé Werden, sur le fleuve de
l’Aller. Après avoir exécuté cet acte de vengeance, il passa l’hiver à
Thionville, et y célébra, selon la coutume, les fêtes de Noël et de Pâques.
Dès que le printemps commença à sourire,
le roi se prépara à une expédition contre la Saxe, car il avait appris que, de
tous côtés, les Saxons se révoltaient. Sur ces entrefaites, la reine
Hildegarde, sa femme, mourut le 30 avril. Après avoir célébré, avec solennité
et selon l’usage, ses funérailles, Charles conduisit, comme il l’avait résolu,
son armée en Saxe. Informé que les Saxons se préparaient au combat, dans le
lieu appelé Dethmold, il fondit sur eux avec une extrême vitesse, engagea le
combat, et fit d’eux un tel carnage qu’on dit que, de cette innombrable
multitude, bien peu réussirent à s’échapper. Lorsqu’il se fut rendu avec son
armée, du champ de bataille, à Paderborn, après y avoir dressé son camp en
attendant les troupes qui devaient encore venir de France, il apprit que les
Saxons s’étaient assemblés près du fleuve Hase, sur les confins de la
Westphalie, dans le dessein de l’y combattre s’il s’y avançait. Irrité de cette
nouvelle, il réunit les troupes des Francs, tant celles qu’il venait de
recevoir que celles qui l’avaient suivi d’abord, marcha sans retard au lieu où
les ennemis étaient rassemblés, et, les ayant joints, combattit avec autant de
bonheur que par le passé : une multitude infinie de Saxons y périt ; on y
fit un butin considérable, et un grand nombre de prisonniers resta aux Francs.
De là le vainqueur fit route vers l’Orient, et marcha dévastant tout sur son
passage, d’abord jusqu’au Weser, ensuite jusqu’à l’Elbe. De retour en France,
il épousa Fastrade, femme franque, fille du comte Rodolphe, de laquelle il eut
deux filles. Cette même année, mourut Bertrade, d’heureuse mémoire, mère du
roi, le 11 juillet. Charles se rendit à Herstall pour y passer l’hiver, et y
assista aux solennités de Noël et de Pâques.
Aussitôt que le temps le permit, le roi
décida de mettre fin à la guerre contre les Saxons, passa le Rhin avec son
armée, près du lieu nommé Lippenheim, dévasta la Westphalie, et s’avança vers
le Weser. Après avoir dressé son camp au bord du fleuve, dans le lieu nommé
Huchulb, il aperçut qu’il ne pouvait passer, comme il l’avait résolu, dans la
partie septentrionale de la Saxe, à cause d’une grande inondation qu’avait
occasionnée subitement la continuité des pluies. Il prit alors sa route par la
Thuringe, ordonna à son fils Charles de demeurer avec une partie de l’armée sur
les frontières de Westphalie, et gagnant les campagnes de Saxe qui sont sur l’Elbe
et la Sale, ravagea le pays des Saxons orientaux, brûla leurs villes, et revint
de Schaning en France. Quant à son fils Charles, comme il cheminait le long du
fleuve de la Lippe, une armée de Saxons se présenta devant lui : il engagea
avec eux une action de cavalerie, combattit avec bonheur, en tua un grand
nombre, en mit beaucoup en fuite, et retourna victorieux à Worms près de son
père.
Le roi réunit de nouveau son armée,
partit pour la Saxe, célébra dans son camp le jour de la naissance du Seigneur,
et marcha, en le dévastant, dans le canton d’Huellagoge, près du fleuve de
l’Ems, non loin du fort saxon qui porte le nom de Dekidrobourg, au confluent du
Weser et de la Werne. Lorsqu’il voulut partir, il en fut empêché par l’âpreté
de l’hiver et les inondations, et passa l’hiver à Ehresbourg.
Dès qu’il s’y fut résolu, il fît venir à
lui sa femme et ses enfants ; et, ayant laissé avec eux dans ce fort une
assez nombreuse et fidèle garnison, il partit pour dévaster le pays des Saxons
et prendre leurs villes ; courant en tous sens, et ravageant tout par le
fer et le feu, il fit passer aux Saxons, tant par lui-même que par ses ducs, un
hiver très fâcheux. Après ces expéditions désastreuses pour ce peuple, l’hiver
fini et ayant reçu des convois de France, Charles tint, selon la coutume
ordinaire, l’assemblée générale du peuple à Paderborn. Après avoir terminé les
affaires qui s’y devaient traiter, il se rendit à Bardengau ; il apprit là
que Witikind et Abbion étaient au-delà de l’Elbe ; il les fit aussitôt
engager par les Saxons à renoncer à leur perfidie et à se soumettre à lui sans
hésiter. Mais, ayant la conscience de leurs crimes, ils craignaient de s’en
remettre à sa foi ; cependant après avoir reçu de lui la promesse de
pardon qu’ils avaient demandée, et Amalwin, envoyé du roi, leur ayant remis les
otages qu’ils avaient désirés pour leur sûreté, ils se rendirent avec lui
auprès du roi à Attigny, et y furent baptisés. Charles, après leur avoir envoyé
Amalwin pour qu’il les lui amenât, était rentré en France. L’opiniâtre perfidie
des Saxons se reposa quelque temps, surtout parce que les occasions de se
révolter leur manquèrent.
Il se fit cette année de l’autre côté du
Rhin, et parmi les Francs orientaux, une grande conspiration, dont on regarda
le comte Hartrad comme l’auteur. Mais aussitôt que le roi en eut été informé,
il la dissipa par son habileté et sans grave danger ; il condamna une partie
des conspirateurs à perdre les yeux, et le reste à l’exil.
L’hiver passé, et après la célébration
de la fête de Pâques à Attigny, le roi résolut d’envoyer une Armée en Bretagne.
Depuis que la Bretagne d’outre-mer avait été envahie par les Angles et les
Saxons, un grand nombre des insulaires, passant la mer, étaient venus s’établir
dans les pays de Vannes et de Quimper, situés à l’extrémité de la Gaule. Ce
peuple, réduit par les rois Francs â la condition de sujet et de tributaire,
avait coutume, quoiqu’à contre cœur, de payer l’impôt qui lui était prescrit ;
mais alors il ne voulait plus y consentir, et le roi envoya Audulf, l’un de ses
domestiques, qui comprima sur-le-champ l’audace de ce peuple perfide, il amena
à Worms les otages qu’il avait reçus et plusieurs des chefs de la nation. La
paix étant partout, le roi se décida à partir pour Rome, et pensant qu’il lui
convenait d’attaquer cette portion de l’Italie où est Bénévent, pour soumettre
à sa puissance le reste d’un royaume dont, depuis la prise de Didier, il
possédait la capitale et une grande partie par la soumission des Lombards ;
sans aucun retard il fit assembler ses troupes et entra en Italie au milieu des
rigueurs de l’hiver. Après avoir célébré Noël à Florence, ville de Toscane, il
marcha rapidement vers Rome. A son arrivée, il discuta, tant avec le pape
Adrien qu’avec les grands, son projet d’entrer sur le territoire de Bénévent.
Arégise, duc des Bénéventins, ayant appris sa venue et son dessein, tenta de
l’en détourner. Il lui envoya, avec des présents, Romuald, l’aîné de ses fils,
pour le supplier de ne point attaquer son pays. Mais le roi ne renonçait pas de
la sorte aux choses qu’il avait entreprises ; il retint par devers lui
Romuald, se rendit avec son armée â Capoue, ville de Campanie, et de là il eût
commencé la guerre si le duc Arégise, par une sage résolution, n’eût prévenu le
coup qui le menaçait. Abandonnant Bénévent qui passait pour la capitale de
cette contrée, il se retira avec les siens à Salerne, ville qu’il jugeait plus
sûre, et envoya une légation au roi, lui offrant en otage l’un et l’autre de
ses fils, et promettant de lui obéir en tout. Le roi, touché de ses prières, et
mû par la crainte de Dieu, s’abstint de la guerre, et renvoya au duc son fils
aîné, après avoir reçu à sa place et en otage Grimoald le cadet. Le peuple de
Bénévent lui donna aussi onze otages ; il envoya des ambassadeurs chargés
de lier par des serments le duc et toute la nation. Cela fait, Charles eut une
entrevue avec les ambassadeurs de l’empereur Constantin, qui venaient lui
demander la main de sa fille. Les ayant congédiés, il retourna à Rome, et y
célébra avec grande joie la fête de Pâques.
Tandis que le roi était encore à Rome,
Tassilon, duc de Bavière, envoya au pape Adrien des ambassadeurs, savoir l’évêque
Arne et l’abbé Henri, pour le prier de vouloir bien servir de médiateur entre
le roi et lui. Le pontife ne crut pas devoir se refuser à ses prières, et
s’occupa, avec une sollicitude empressée, de rétablir entre ces princes, par
son intervention et son crédit, la bonne intelligence et la paix. Lorsque le
roi lui eut donné son consentement, le pontife demanda aux envoyés du duc quand
ils jureraient cette paix. Ils répondirent qu’il ne leur avait été rien
prescrit à ce sujet, et qu’ils n’étaient chargés que de reporter à leur maître
la réponse du roi et du pontife. Le pape, irrité de leur discours, résolut de
les frapper d’anathème comme fourbes et trompeurs, si les promesses faites
autrefois au roi n’étaient pas accomplies, et les ambassadeurs s’en retournèrent
ainsi sans avoir conclu la paix. Le roi ayant rendu hommage aux tombeaux des
saints et s’étant acquitté de ses voeux, reçut la bénédiction apostolique et
revint en France, trouva à Worms sa femme Fastrade, ses enfants et la suite
qu’il avait laissée auprès d’eux, et résolut de tenir en ce lieu l’assemblée
générale. Il y raconta en présence des grands tout ce qu’il avait fait en
Italie, parla en finissant de ces envoyés de Tassilon qu’il avait reçus à Rome,
et se décida à voir ce que Tassilon voudrait tenir de ses serments. Il assembla
donc une grande armée, la divisa en trois parts ; et résolut d’attaquer la
Bavière et Tassilon. Il commanda à Pépin son fils de se rendre avec les troupes
italiennes dans la vallée de Trente ; les Francs orientaux et les Saxons
s’avancèrent, comme ils en avaient reçu l’ordre, jusqu’au lieu nommé Pfenning,
prés du Danube, et lui-même s’arrêta, avec la partie de l’armée qu’il
conduisait, dans la banlieue d’Augsbourg, sur le Lech qui sépare les Allemands
et les Bavarois. Delà, et avec tant de troupes, il eût, sans aucun doute,
envahi la Bavière, si Tassilon n’eût prévenu, en se remettant au roi, son
danger et celui de son peuple ; se voyant entouré de toutes parts, il vint
en suppliant demander le pardon de ses actions passées. Le roi, qui était très
doux de sa nature, se rendit à ses vœux et ses prières, reçut de lui, outre
douze otages, son fils Théodon, s’assura par un serment de la fidélité des
habitants de cette contrée, et retourna en France. Il célébra la fête de Noël
et celle de Pâques dans la ville d’Ingelheim, dans la banlieue de Mayence.
Décidé à tenir dans cette ville
l’assemblée générale de son peuple, Charles ordonna à Tassilon, comme à ses
autres vassaux, de s’y rendre, et lorsque ce duc, selon l’ordre qu’il avait
reçu, fut venu en sa présence, il fut accusé de lèse-majesté par les Bavarois
qui en donnaient pour raison qu’après avoir remis son fils comme otage au roi,
et par le conseil de sa femme Hulberge, fille de Didier, qui conservait une
grande haine contre les Francs, à cause de l’exil de son père, Tassilon, par
animosité contre le roi, avait excité les Huns à entreprendre la guerre contre
les Francs ; ce qui arriva cette même année prouva la vérité de l’accusation.
Les Bavarois racontèrent plusieurs actions et paroles du duc qui n’avaient pu
être dites ou faites que par un ennemi furieux, et il ne put en nier aucune.
Convaincu de crime à l’unanimité, il fut condamné à la peine capitale ;
mais, malgré ce jugement, la clémence du roi lui sauva la vie : on lui fit
quitter l’habit séculier, et il fut envoyé dans un monastère, où il vécut aussi
pieusement qu’il y était entré de bon cœur. Son fils Théodon reçut aussi la
tonsure, et fut assujetti à la foi monastique. Ceux des Bavarois qu’on savait
avoir été instruits et complices de leur perfidie, furent relégués en
différents lieux d’exil.
Les Huns, comme ils l’avaient promis à
Tassilon, parurent en deux armées qui attaquèrent, mais en vain, l’une le
Frioul, l’autre la Bavière. Ils furent vaincus et mis en fuite dans l’un et
l’autre lieu ; beaucoup des leurs furent tués, et ils regagnèrent leur
pays avec grand dommage. Pour venger cet affront, ils attaquèrent de nouveau la
Bavière avec de nombreuses troupes ; mais du premier choc ils furent
repoussés par les Bavarois ; beaucoup d’entre eux furent tués ;
d’autres, s’efforçant de se sauver, voulurent traverser le Danube à la nage, et
furent engloutis dans les gouffres du fleuve.
Cependant l’empereur Constantin, irrité
que le roi lui eût refusé sa fille, ordonna à Théodore, patrice de Sicile, et à
ses autres ducs, de dévaster les frontières des Bénéventins. Comme ils
exécutaient ces ordres de l’empereur, Grimoald qui, après la mort de son père,
avait été nommé, cette année même, par le roi, duc de Bénévent, et Hildebrand,
duc de Spolète, vinrent au devant des troupes impériales avec toutes celles
qu’eux-mêmes avaient pu réunir ; ils menaient avec eux Winégise, envoyé du roi,
qui depuis succéda à Hildebrand comme duc de Spolète. On livra bataille, et les
Francs, faisant un grand carnage, furent vainqueurs sans perdre beaucoup des
leurs, et revinrent dans leurs forts avec beaucoup de butin et de captifs.
Le roi parcourut la Bavière, pacifia
cette province, régla ses frontières, revint en France, et passa l’hiver dans
son palais d’Aix-la-Chapelle, où il célébra la fête de Noël et celle de Pâques.
Il y a en Germanie, sur le bord de
l’Océan, une certaine nation d’Esclavons qui se nomment dans leur langue
Wélétabes et sont appelés par les Francs Wiltzes. Ce peuple, toujours ennemi
des Francs, avait coutume de poursuivre de sa haine, d’opprimer et de harceler
par ses armes ceux de ses voisins qui étaient alliés ou sujets des Francs. Le
roi, ne voulant pas supporter plus longtemps cette insolence, résolut de leur
faire la guerre, assembla une nombreuse armée, et passa le Rhin près de
Cologne. Il prit de là son chemin par la Saxe ; et lorsqu’il eut gagné
l’Elbe, il plaça son camp sur le rivage, joignit le fleuve par deux ponts,
fortifia l’un aux deux bouts, et y laissa une forte garnison. Lui-même passa le
fleuve, conduisit son armée au lieu désigné, entra sur les terres des Wiltzes,
et ordonna de tout ravager par la flamme et le fer. Cette nation, quoique
belliqueuse et se confiant en son nombre, ne put longtemps soutenir
l’impétuosité de l’armée des Francs. Dès que le roi fut arrivé pris de la ville
de Dragwit, Wiltzan, qui, par l’autorité de sa vieillesse et la noblesse de sa
naissance, était supérieur aux autres petits rois des Wiltzes, alla au devant de
lui avec tous les siens, donna les otages qu’on lui demandait, et engagea par
un serment sa foi au roi et aux Francs. Les autres rois et les principaux des
Esclavons suivirent son exemple, et se soumirent au pouvoir du roi. Charles,
ayant ainsi réduit ce peuple, et reçu les otages qu’il avait exigés, regagna
l’Elbe par le même chemin, fit repasser le pont à son armée, et ayant réglé, en
passant, tout ce qui regardait les Saxons, il rentra en France, et célébra à
Worms la fête de Noël et celle de Pâques.
Le roi ne fit aucune expédition cette
année. Tandis qu’il était à Worms, il reçut les ambassadeurs des Huns, et en
envoya pareillement à leurs princes il s’agissait entre eux de déterminer où
devaient être les bornes de leurs États respectifs. Cette altercation fut
l’origine et la source de la guerre qui eut lieu avec les Huns. Le roi
cependant, pour ne pas paraître rester dans l’oisiveté et perdre le temps,
s’embarqua sur le fleuve du Mein, gagna par là son palais de Seltz, bâti auprès
du fleuve de la Sale, et de là retourna à Worms par le même chemin, en suivant
le cours du fleuve. En hiver, tandis qu’il était dans ce même palais, un
incendie arrivé par accident pendant la nuit le consuma. Charles resta
cependant dans ce lieu, et y célébra la fête de Noël et celle de Pâques.
Le printemps passé, le roi quitta Worms
vers le commencement de l’été, et partit pour la Bavière, dans la résolution de
rendre aux Huns le mal qu’ils lui avaient fait, et de leur déclarer la guerre
le plus tôt possible. Il assembla donc, dans cette intention, des convois et
les meilleures troupes de son royaume, et commença à faire route avec son armée
partagée en deux. Il en confia une portion au comte Théodoric et à Meginfried,
son chambellan, et leur ordonna de marcher par la rive septentrionale du
Danube ; lui-même occupa, avec celle qu’il conduisait, la rive méridionale
de ce fleuve, et gagna la Pannonie ; il commanda aux Bavarois de descendre le
Danube avec les provisions de l’armée placées sur des bateaux. S’étant ainsi
mis en marche, il dressa d’abord son camp près de l’Ems, car ce fleuve, coulant
entre la Bavière et le pays des Huns, devait nécessairement servir de limite
aux deux royaumes. On fit alors pendant trois jours des prières pour que
l’issue de cette guerre fût heureuse et fortunée ; ensuite les troupes se
mirent en mouvement, et la guerre fut déclarée par les Francs à la nation des
Huns. Les garnisons des Huns furent chassées ; leurs forteresses, dont
l’une était bâtie près du fleuve du Camb, et l’autre près de la ville de
Comagène,
et sur le mont Anneberg, furent détruites, et tout fut dévasté par le fer et la
flamme. Le roi gagna avec son armée le fleuve du Raab, le passa, et marcha, en
suivant la rive, jusqu’au lieu où il joint le Danube. Il y campa quelques
jours, et résolut de retourner par la Bavière, mais il ordonna aux autres
troupes, à la tête desquelles étaient Théodoric et Meginfried, de reprendre la route
de Bohême qu’elles avaient déjà suivie. Ayant ainsi parcouru et ravagé une
grande partie de la Pannonie, il rentra en Bavière avec son armée saine et
sauve. Quant aux Saxons et aux Frisons, ils retournèrent chez eux par la Bohême
avec Théodoric et Meginfried, selon l’ordre qu’ils avaient reçu. Cette
expédition se passa sans aucun fâcheux accident, si ce n’est que les chevaux de
l’armée que menait le roi furent atteints d’une telle maladie qu’on dit que, de
plusieurs milliers de chevaux, il en resta à peine la dixième partie. Le roi
renvoya ses troupes, se rendit à la ville de Régine, nommée actuellement
Regensbourg [Ratisbonne], y passa l’hiver, et y fêta la naissance et la
résurrection du Sauveur.
La ville d’Urgel est située sur le
sommet des Pyrénées. L’Espagnol Félix, qui en était évêque, fut consulté par
lettres par Élipand, évêque de Tolède, pour savoir ce qu’on devait penser
touchant l’humanité de Notre-Seigneur et Dieu Sauveur Jésus-Christ, et si, en
le considérant dans sa qualité d’homme, on le devait regarder comme fils de
Dieu par nature ou par adoption. Félix ne se contenta pas de prononcer
imprudemment, inconsidérément, et contre l’antique doctrine de l’église
catholique, que le Christ devait être regardé comme fils adoptif de Dieu ; mais
il s’efforça opiniâtrement de prouver par ses ouvrages cette inique opinion à
l’évêque Élipand. Il fut amené pour cette cause au palais du roi qui résidait
en Bavière, à Ratisbonne où il avait passé l’hiver. Un concile d’évêques fut
réuni dans ce lieu. Félix y fut entendu. Convaincu d’erreur, et envoyé de là
devant le pape Adrien, il confessa de nouveau en sa présence son hérésie dans
la basilique du bienheureux apôtre saint Pierre, et fit abjuration. Cela fait,
il revint dans sa ville. Tandis que le roi passait l’été à Ratisbonne, une
conjuration fut tramée contre lui par son fils aîné Pépin et plusieurs Francs.
Ils déclarèrent qu’ils ne pouvaient supporter la cruauté de la reine Fastrade,
et pour cela ils conspirèrent la mort du roi. Le Lombard Fardulf dénonça ce
complot, et reçut le monastère de Saint-Denis pour récompense de sa fidélité ;
mais les auteurs de la trahison, comme coupables de lèse-majesté et pour avoir
médité un tel crime, furent punis de mort, les uns par le tranchant du glaive,
les autres par la potence. Le roi demeura en Bavière à cause de la guerre avec
les Huns, bâtit sur le Danube un pont de bateaux, dont il devait se
servir pour la guerre, et célébra la fête
de Noël et celle de Pâques.
Tandis que le roi songeait à terminer la
guerre commencée, et était résolu à envahir une seconde fois la Pannonie, on
lui apporta la nouvelle que les troupes que conduisait le comte Théodoric
avaient été arrêtées et taillées en pièces par les Saxons, près de Rustringen
sur le Weser. Instruit de ces faits, mais dissimulant la grandeur du mal, le
roi renonça à l’entreprise de Pannonie. Il était alors convaincu que, s’il
pouvait creuser un canal capable de porter bateaux, entre les fleuves du
Reduitz et de l’Almone,
dont l’un joint le Mein et l’autre le Danube, on naviguerait commodément du
Danube dans le Rhin aussitôt il vint dans ce lieu avec toute sa cour, y réunit
une grande multitude, et passa toute la saison de l’automne à faire poursuivre
cette œuvre. Le canal fut donc creusé sur deux mille pas de longueur, et trois
cents pieds de largeur, mais en vain ; car la continuité des pluies et
l’inconvénient d’une terre marécageuse, déjà imbibée d’eau par sa nature,
empêchèrent cet ouvrage de s’achever : en effet, autant les ouvriers avaient
tiré de terre pendant le jour, autant il en retombait pendant la nuit, à la
même place. Tandis que le roi s’occupait à ce travail, en lui apporta de
divers pays deux nouvelles fort déplaisantes, l’une que les Saxons s’étaient
révoltés de tous côtés, l’autre que les Sarrasins avaient envahi la Septimanie,
engagé un combat avec les comtes et les gardes des frontières de cette contrée,
tué beaucoup de Francs, et qu’ils étaient rentrés chez eux victorieux. Irrité
de tout cela, Charles retourna en France, et célébra la fête de Noël dans
l’église de Saint-Kilian, à Wurzbourg sur le Mein, et celle de Pâques à
Francfort, sur le même fleuve, où il passa l’hiver.
Lorsqu’il eut tenu l’assemblée générale
de son peuple, au commencement de l’été, le roi assembla dans la même ville un
concile composé des évêques de toutes les provinces de son royaume, pour y
condamner l’hérésie de Félix ; les évêques Théophilacte et Étienne, légats
du pontife romain Adrien, et munis de tous les pouvoirs de celui qui les
envoyait, s’y rendirent ; l’hérésie Félicienne fut condamnée dans ce concile,
et un livre pour la réfuter fut composé, d’après l’ordre unanime des évêques,
et signé de tous. Quant au synode assemblé peu d’années auparavant à
Constantinople par Constantin et sa mère Irène, et appelé par eux, non
seulement septième concile, mais concile universel, en décréta dans le concile
de Francfort qu’inutile à tous égards, il ne serait point tenu pour le septième
concile universel. La reine Fastrade mourut à Francfort, et fut enterrée dans
l’église de Saint-Albin, à Mayence. Après ces événements, le roi résolut
d’attaquer la Saxe avec une armée divisée de telle façon qu’avec la moitié il
entrerait en personne par le côté méridional, et que son fils Charles passerait
le Rhin à Cologne avec l’autre portion, et viendrait en Saxe par l’occident. Ce
dessein fut accompli, quoique les Saxons se fussent arrêtés à Sintfeld, et
attendissent là l’arrivée du roi, se disposant à le combattre ; ils
perdirent l’espérance de la victoire qu’ils se promettaient faussement peu de
temps avant, se rendirent à discrétion, et vaincus sans combat, se soumirent à
la puissance du roi. Ils donnèrent donc des otages, et s’engagèrent par serment
à garder fidélité. On évita ainsi la bataille ; les Saxons regagnèrent leurs
demeures ; le roi passa le Rhin, et revint en Gaule ; lorsqu’il fut arrivé
à Aix-la-Chapelle, il y passa l’hiver, et solennisa les fêtes de la naissance
du Sauveur et de sa résurrection.
Quoique les Saxons eussent donné des
otages l’été passé, et prêté les serments qui leur avaient été imposés, le roi,
ne perdant pas le souvenir de leur perfidie, tint, selon la coutume solennelle,
l’assemblée générale dans le palais de Kuffenstein, sur le Mein, au-delà du
Rhin, vis-à-vis de Mayence ; il entra en Saxe avec son armée, et la parcourut
presque entière en la ravageant ; lorsqu’il fut parvenu à Bardenwig, il y
dressa son camp, et il attendit là l’arrivée des Esclavons, auxquels il avait
donné ordre de s’y rendre, mais il reçut la nouvelle que Wiltzan, roi des
Obotrites, en passant l’Elbe, était tombé dans les embûches que lui avaient
tendues les Saxons, près du même fleuve, et qu’il avait été tué par eux. Cette
action ajouta à l’esprit du roi comme de nouveaux aiguillons pour attaquer
plutôt les Saxons, et redoubla sa haine contre cette perfide nation. Il dévasta
une grande partie du pays, reçut les otages qu’il exigea, et retourna en
France.
Pendant cette expédition, et tandis que
le camp du roi était sur l’Elbe, il reçut des envoyés venus de Pannonie, et
dont l’un était un des chefs des Huns, nommé par les siens Thadun. Celui-ci
promit de revenir, et assura qu’il voulait cure chrétien ; le roi se
rendit à Aix, et passant là son temps, comme l’année précédente, il fêta les
solennités de Noël et de Pâques.
Le pape Adrien étant mort, Léon fut
élevé au pontificat, et fit bientôt remettre au roi par des légats les clefs du
tombeau de saint Pierre, l’étendard de la ville de Rome, avec d’autres dons, et
le fit prier d’envoyer quelqu’un de ses grands pour recevoir le serment de
fidélité et d’obéissance du peuple romain. Le roi choisit pour cette mission
Engilbert, abbé du monastère de Saint-Riquier. Il envoya aussi par lui à
Saint-Pierre la plus grande partie du trésor qui lui avait été apporté cette
année de Pannonie par Herric, duc de Frioul, qui en avait dépouillé le palais
du roi des Huns ; il distribua le reste d’une main libérale entre les
grands, les courtisans, et tous les autres officiers qui servaient dans son
palais. Cela fait, le roi attaqua en personne la Saxe avec l’armée des Francs,
ordonna à son fils Pépin d’entrer en Pannonie avec les troupes italiennes et
bavaroises, et, après avoir dévasté une partie de la Saxe, il revint au palais
d’Aix pour y passer l’hiver. Pépin chassa les Huns au-delà du fleuve de la
Theiss, dévasta de fond en comble le palais de leur roi, palais que les Huns
appellent Ring et les Lombards Camp, pilla presque toutes les
richesses des Huns, se rendit à Aix-la-Chapelle près de son père, pour y passer
l’hiver, et lui offrit les dépouilles du royaume, qu’il avait apportées avec lui.
Thudun aussi, de qui il a été fait mention plus haut, tenant sa parole, se
rendit près du roi et fut baptisé avec tous ceux qui étaient venus avec lui. Il
reçut des présents et retourna chez lui après avoir juré de garder
fidélité ; mais il ne voulut pas longtemps demeurer constant à la foi
promise, et ne fut pas longtemps non plus sans recevoir la peine de sa
perfidie. Le roi, comme on l’a déjà dit. passa l’hiver à Aix-la-Chapelle, et y
célébra la fête de Noël et celle de Pâques.
Barcelone, ville située sur la frontière
d’Espagne, et qui, suivant le cours des événements, avait été soumise tantôt
aux Francs, tantôt aux Sarrasins, fut enfin livrée au roi par le Sarrasin Zate,
qui s’en était emparé. Zate se rendit à Aix-la-Chapelle an commencement de
l’été, et se soumit volontairement ainsi que ladite ville au pouvoir du roi. Le
roi ayant reçu cette soumission, envoya avec une armée son fils Louis pour
assiéger la ville de Huesca, en Espagne, et, selon son usage accoutumé, il
entra en Saxe pour dompter l’orgueil de ce peuple perfide. Il ne s’arrêta
qu’après en avoir parcouru tout le pays, car il s’avança jusqu’à ses dernières
frontières, à l’endroit où la Saxe est baignée par l’Océan, entre l’Elbe et le
Weser. De là il retourna à Aix-la-Chapelle, et à son arrivée il y reçut le
Sarrasin Abdallah, fils d’Ibnmange, roi de Mauritanie, d’où il venait; il donna
aussi audience à Théoctiste, envoyé du patrice Nicétas, qui gouvernait alors la
Sicile, et reçut les lettres qu’il lui apportait de la part de l’empereur de
Constantinople ; il se décida à passer l’hiver en Saxe pour y faire la
guerre ; il prit donc avec lui sa suite, entra dans ce pays, campa prés du
Weser et ordonna d’appeler la place de son camp Heer-stall, et ce lieu est
encore ainsi nommé par les habitants. Il divisa pour l’hiver en deux portions
l’armée qu’il avait amenée avec lui ; il ordonna à Pépin, qui était de
retour de la sédition d’Italie, et à Louis, qui revenait de celle d’Espagne, de
venir le joindre en ce lieu. Il y donna audience aux ambassadeurs des Huns, qui
lui avaient été envoyés avec de grands présents, et les congédia. Il y reçut
celui d’Alphonse, roi d’Asturie, qui lui apporta les dons de la Galice. De là
il envoya de nouveau Pépin en Espagne et Louis en Aquitaine, et ordonna au
Sarrasin Abdallah d’accompagner ce dernier. Abdallah, fut, à sa propre demande,
conduit en Espagne, et remis à la foi des gens auxquels il crut pouvoir se
confier. Le roi resta en Saxe et y célébra la fête de Noël et celle de Pâques.
Le printemps était déjà arrivé, mais
l’armée ne pouvant encore sortir de ses quartiers d’hiver à cause de la disette
du fourrage, les Saxons d’au-delà de l’Elbe profitèrent de l’occasion, prirent
les officiers du roi qui leur avaient été envoyés pour rendre la justice, et
les mirent à mort, en réservant seulement quelques-uns comme pour en porter la
nouvelle. Ils tuèrent entre autres Gottschalk, un des officiers du roi, que peu
de jours auparavant il avait envoyé à Siegfried, roi des Danois. En revenant de
sa mission, il fut arrêté et pris par les auteurs de la sédition. Le roi,
fortement irrité de ces nouvelles, réunit son armée dans le lieu nommé Mindeh,
plaça son camp sur le Weser, attaqua les traîtres qui avaient violé leur foi,
et vengeant la mort de ses envoyés, il dévasta par le fer et le feu toute la partie
de la Saxe qui se trouve entre l’Elbe et le Weser. Les habitants d’au-delà de
l’Elbe, qu’on nomme Normands, fiers d’avoir pu tuer impunément les officiers
royaux, marchèrent en armes contre les Obotrites. Thrasicon, duc de ces
derniers, instruit de la révolte des Transalbins, vint au devant d’eux avec
tous les siens dans le lieu nommé Swinden, leur livra un combat, et en fit un
immense carnage. Eberwin, envoyé du roi, qui commandait l’aile droite de
l’armée des Obotrites, raconte qu’il en tomba quatre mille du premier choc.
Ainsi mis en fuite, taillés en pièces, et ayant perdu beaucoup des leurs, les
Normands revinrent chez eux avec une grande perte. Le roi retourna en France,
et, arrivé à Aix-la-Chapelle, il donna audience aux ambassadeurs envoyés de Constantinople
par l’impératrice Irène. Son fils Constantin, à cause de l’insolence de ses
mœurs, avait été pris par ses sujets et aveuglé. D’après la demande des
ambassadeurs, le roi permit à Sisime, frère de Taraise, évêque de
Constantinople, et fait prisonnier autrefois dans un combat, de retourner chez
lui. Les envoyés étaient Michel, surnommé Ganglianos, et Théophile, prêtre.
Après leur renvoi vinrent ceux d’Alphonse, roi d’Espagne, Basilisque et Froia,
apportant des présents que ce roi avait eu soin de prélever pour Charles sur le
butin dont il s’était emparé lorsqu’il avait assiégé et pris la ville de
Lisbonne. Ils consistaient en sept Maures et autant de mulets et de cuirasses.
Quoique ces objets fussent envoyés comme dons, c’étaient bien plutôt des emblèmes
de la victoire. Le roi reçut gracieusement les ambassadeurs, et les renvoya
après leur avoir fait aussi des présents. Les îles Baléares, nommées
actuellement Majorque et Minorque, furent ravagées par les pirates maures. Le
roi passa l’hiver à Aix-la-Chapelle, et y fêta la naissance du Seigneur et sa
résurrection.
Le pape Léon suivant à cheval la
procession de l’église de Saint Jean de Latran à celle du bienheureux
Saint-Laurent, tomba dans les embûches que lui avaient préparées les Romains
près de cette dernière église ; il fut jeté à bas de son cheval, on lui
arracha les yeux, on lui coupa la langue, ce qui a été vu par plusieurs
personnes, et il fut laissé sur la place nu et à demi-mort ; il fut ensuite
conduit, par ordre des auteurs de cette trahison, dans le couvent de
Saint-Érasme, martyr, comme pour y être soigné, passa, à la faveur de la nuit,
par dessus le mur par les soins d’Albin, son chambellan, se rendit près de
Winégise, duc de Spolète, qui, sur la nouvelle de ce forfait, marchait en hâte
vers Rome, et fut reçu par lui et conduit à Spolète. Lorsque le roi eut appris
cette nouvelle, il ordonna à Winégise de lui envoyer le pape avec les honneurs
convenables au vicaire de Saint-Pierre et au pontife romain. Il ne renonça
pourtant pas à l’entreprise qu’il devait faire en Saxe ; il tint son assemblée
générale près du Rhin à Lippenheim, passa le même fleuve avec toute son armée,
s’avança jusqu’à Paderborn, y plaça son camp et y attendit l’arrivée du pontife
qui s’avançait vers lui. Il envoya cependant son fils Charles vers l’Elbe avec
une partie de l’armée, pour régler certaines affaires entre les Wiltzes et les
Obotrites, et recevoir quelques Saxons du nord. Tandis que le roi attendait le
retour de son fils, le pontife arriva, fut reçu très honorablement, et demeura
quelque temps avec lui. Après avoir communiqué an roi tontes les raisons pour
lesquelles il était venu, le pape fut de nouveau, et avec beaucoup d’honneurs,
reconduit à Rome par les envoyés du roi qui le rétablirent dans son siège. Le
roi s’arrêta encore quelques jours en ces lieux. Il y congédia l’ambassadeur
Daniel qui lui avait été envoyé par le patrice de Sicile. Il reçut la triste
nouvelle de la mort de Gérold et de Herric ; le premier, préfet de Bavière, fut
tué dans un combat contre les Huns, et le second, après de nombreuses et
remarquables victoires, fut pris et assassiné par les habitants de Tarsacoz,
ville de Liburnie.
Les affaires de Saxe étant dans le
meilleur état, le roi revint en France, il passa l’hiver à Aix. Tandis qu’il y
était, Widon, comte et préfet de la frontière de Bretagne, après avoir
parcouru, l’année précédente, toute la province des Bretons avec les comtes ses
compagnons, apporta au roi les armes des chefs qui s’étaient soumis à lui et
dont il avait inscrit les noms. Cette province paraissait soumise et l’eût été
en effet si, comme à l’ordinaire, l’inconstance de cette nation perfide n’eût
excité bientôt de nouveaux soulèvements. On apporta aussi au roi les drapeaux
pris aux pirates maures tués dans l’île de Majorque. Le Sarrasin Azan,
gouverneur de Huesca, envoya au roi les clefs de cette ville avec des présents,
et promit de la lui livrer aussitôt qu’il en trouverait l’occasion. Un moine,
venant de Jérusalem, apporta à Charles, de la part du patriarche, sa
bénédiction et des reliques prises au lieu de la résurrection du Seigneur. Le
roi célébra à Aix la fête de Noël, donna audience au moine qui voulait s’en
aller, ordonna à Zacharie, prêtre de son palais, de l’accompagner, et le
chargea de porter ses offrandes aux saints lieux.
Le printemps était de retour ; le
roi quitta Aix-la-Chapelle à peu près au milieu du mois de mars, parcourut le
rivage de l’océan Gaulois, construisit une flotte sur cette même mer que les
Normands désolaient alors par leurs pirateries, plaça des garnisons sur la côte
et célébra la fête de Pâques à Saint-Riquier. Il suivit ensuite le rivage de la
mer, gagna la ville de Rouen, passa la Seine en ce lien, et se rendit à Tours
pour y prier saint Martin ; il s’y arrêta quelque temps à cause de la
mauvaise santé de sa femme Luitgarde, qui y mourut le 4 juin et y fut
enterrée ; il retourna ensuite à Aix-la-Chapelle par Orléans et Paris, se
rendit à Mayence au commencement du mois d’août, et y tint l’assemblée générale
; là, le roi annonça le voyage d’Italie, partit avec son armée, et alla à
Ravenne. Il n’y demeura que sept jours, et ordonna à Pépin son fils d’entrer
avec cette même armée sur les terres des Bénéventins. Le roi quitta Ravenne,
accompagna son fils jusqu’à Ancône, s’en sépara dans cette ville, et gagna
Rome. Le pape Léon vint au devant lui jusqu’à Lamentana, et l’y reçut avec de
grands honneurs. Après le repas qu’ils prirent ensemble le roi demeura dans ce
lieu, et le pape retourna à Rome. Le jour d’après, Léon, placé avec les évêques
et tout le clergé, sur les degrés de la basilique de Saint-Pierre, reçut le
roi, en louant et remerciant Dieu, à sa descente de cheval ; et tandis que tout
le monde chantait des psaumes, il l’introduisit dans l’église de ce bienheureux
apôtre en glorifiant, remerciant et bénissant Dieu. Ces choses se passèrent le
24 novembre ; sept jours après le roi convoqua une assemblée, déclara à
tous pourquoi il était venu à Rome, et depuis donna chaque jour tous ses soins
aux affaires qui l’avaient amené. Il commença par la plus importante, comme la
plus difficile ; c’était l’examen des accusations dirigées contre le saint
pontife ; mais comme personne ne voulut entreprendre de les prouver, le pape
monta en chaire en présence de tout le peuple, dans la basilique de l’apôtre
Saint-Pierre, prit l’Évangile dans sa main, invoqua le nom de la sainte
Trinité, et se purgea par serment des crimes qui lui étaient imputés. Le même
jour, le prêtre Zacharie, que le roi avait envoyé à Jérusalem, arriva à Rome
avec deux prêtres qui venaient trouver le roi par ordre du patriarche ;
ils lui apportèrent sa bénédiction, les clefs du saint sépulcre et du Calvaire,
ainsi qu’un étendard. Le roi les reçut gracieusement, les retint quelques jours
prés de lui, les récompensa, et leur donna audience, lorsqu’ils voulurent s’en
retourner.
Le saint jour de la naissance du
Seigneur, tandis que le roi, assistant à la messe, se levait de sa prière
devant l’autel du bienheureux apôtre Pierre, le pape Léon lui posa une couronne
sur la tête, et tout le peuple romain s’écria :
A Charles AUGUSTE, couronné
par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire !
Après laudes il fut adoré par le pontife, suivant la coutume des anciens
princes, et quittant le nom de patrice, fut appelé EMPEREUR ET AUGUSTE.
Peu de jours après il ordonna que ceux
qui avaient déposé le pape l’année précédente fussent traduits en justice, et
leur ayant fait leur procès, selon la loi romaine, ils furent condamnés à mort
comme criminels de lèse-majesté. Mais le pape, touché d’une tendre pitié,
intercéda pour eux auprès de l’empereur ; et la vie et l’intégrité de
leurs membres leur furent conservées. Cependant ils furent envoyés en exil à
cause de la grandeur de leur crime. Les chefs de cette faction étaient le
nomenclateur Pascal, le sacristain Campullus, et beaucoup d’autres nobles
habitants de Rome ; tous furent en même temps condamnés à la même peine.
Quand l’empereur eut réglé toutes les affaires, non seulement publiques, mais
aussi ecclésiastiques et particulières de la ville de Rome, du siège
apostolique, et de toute l’Italie, ce à quoi il employa tout l’hiver, et après
avoir envoyé de nouveau une expédition dans le pays de Bénévent avec son fils
Pépin, il partit de Rome lui-même, après Pâques, le 24 avril, et vint à
Spolète. Lorsqu’il y fut, la terre fut troublée à la seconde heure de la nuit,
par un très grand mouvement qui secoua fortement toute l’Italie ; ce
tremblement fit tomber une grande partie du toit de la basilique de
Saint-Pierre, avec ses poutres ; et dans plusieurs lieux les montagnes et
les villes s’écroulèrent. Dans la même année plusieurs endroits tremblèrent en
Gaule et en Germanie auprès du fleuve du Rhin, et la douceur de l’hiver de
cette année causa ensuite une peste.
L’empereur se rendit de Spolète à
Ravenne, y demeura quelques jours, et gagna Pavie ; on lui annonça que des
ambassadeurs d’Haroun, roi des Perses, étaient entrés dans le port de
Pise ; il envoya au devant d’eux, et se les fit présenter entre Verceil et
Yvrée. L’un d’eux (car ils étaient deux) était Perse d’Orient et envoyé du roi
des Perses ; un autre, Sarrasin d’Afrique, et envoyé de l’Émir Abraham
[Ibrahim] qui gouvernait le pays de Fez sur les confins de l’Afrique. Ils
annoncèrent à l’empereur que le juif Isaac qu’il avait envoyé quatre ans
auparavant au roi des Perses, avec Sigismond et Lanfried, revenait avec de
grands présents. Quant à Lanfried et Sigismond ils étaient tous deux morts.
Alors l’empereur envoya le notaire Erchenbald en Ligurie, pour préparer une
flotte qui apporta l’éléphant et les autres choses qu’Isaac menait avec lui. Il
célébra le jour de la naissance de saint Jean-Baptiste à Yvrée, passa les Alpes
et revint en Gaule.
Cette année Barcelone, ville d’Espagne,
fut prise après un siége de deux ans ; on s’empara de Zate son commandant,
et de plusieurs autres Sarrasins. La ville de Chieti, en Italie, fut aussi
prise et brûlée ; on fit prisonnier son commandant Roselme. Les forts qui
étaient autour de cette cité se rendirent. Zate et Roselme furent présentés le
même jour à l’empereur, et condamnés à l’exil. Dans le mois d’octobre de cette
année, le juif Isaac revint d’Afrique avec l’éléphant, entra dans le port de
Vendres, et passa d’hiver à Verceil, parce qu’il ne pouvait traverser les Alpes
couvertes de neige. L’empereur célébra la naissance du Seigneur au palais
d’Aix-la-Chapelle.
Irène, impératrice de Constantinople,
envoya un ambassadeur, nommé Léon Spathar, pour confirmer la paix entre les
Grecs et les Francs. L’empereur le congédia et envoya à son tour Jessé, évêque
d’Amiens, et le comte Hélingaud à Constantinople, afin de régler la paix avec
Irène. II célébra la Pâque au palais d’Aix-la-Chapelle. Le 20 juillet de la
même année, Isaac vint et amena à l’empereur l’éléphant et les autres présents
que lui envoyait le roi des Perses : le nom de l’éléphant était Abulabaz.
La ville de Tortone en Italie se rendit à discrétion. Nocera, fatiguée par de
fréquents assauts, se rendit aussi, et on y mit une garnison de nos troupes. Le
roi, pendant l’été, se livra à la chasse dans les Ardennes, envoya une armée en
Saxe, et fit dévaster le pays des Saxons au-delà de l’Elbe. Le duc Grimoald
assiégea, dans Lucera, Winégise, comte de Spolète, qui commandait dans cette
place et était déjà abattu par sa mauvaise santé ; il le força de se
rendre, le prit et le traita honorablement. L’empereur célébra la naissance du
Seigneur à Aix-la-Chapelle.
Dans l’hiver il se fit un tremblement de
terre autour du palais et dans les régions voisines, et une mortalité
s’ensuivit. Winégise fut remis en liberté par Grimoald. Les envoyés de
l’empereur revinrent de Constantinople, et avec eux ceux de l’empereur
Nicéphore qui gouvernait alors la république ; car depuis l’arrivée de la
légation de France Irène avait été déposée. Ces envoyés s’appelaient Michel,
évêque, Pierre, abbé, Calliste et Candide. Ils vinrent auprès de l’empereur en
Germanie, sur le fleuve de la Sale, dans le lieu nommé Seltz, et ils reçurent
par écrit un traité de paix. L’empereur les congédia ;
ils s’en allèrent avec une lettre de lui, retournèrent à Rome et de là à
Constantinople. L’empereur se rendit en Bavière, régla les affaires de Pannonie,
revint en décembre à Aix-la-Chapelle, et y célébra la naissance du Seigneur.
L’empereur passa l’hiver à
Aix-la-Chapelle ; au retour de l’été il conduisit en Saxe une armée,
transporta en France, avec leurs femmes et leurs enfants, tous les Saxons qui
habitaient au-delà de l’Elbe, et donna leur pays aux Obotrites. Dans ce temps
Godefroi, roi des Danois, vint avec une flotte et toute la cavalerie de son
royaume au lieu nommé Schleswig, sur les confins de son royaume et de la Saxe.
Il promit qu’il se rendrait à une conférence avec l’empereur ; mais,
effrayé par le conseil des siens, il ne s’approcha pas davantage, et consentit,
par ses ambassadeurs, à tout ce qu’on voulut. L’empereur s’était arrêté près de
l’Elbe au lieu nommé Holdenstein, et lui avait envoyé une légation pour qu’il
rendit les déserteurs ; ensuite il alla à Cologne au milieu du mois de
septembre. Il congédia l’armée, se rendit d’abord à Aix, de là gagna les
Ardennes, s’y livra à la chasse et retourna à Aix. Au milieu de novembre on lui
rapporta que le pape Léon voulait célébrer avec lui la naissance du Seigneur en
quelque lieu qu’il pût l’atteindre. Aussitôt il envoya à Saint-Maurice son fils
Charles, et lui ordonna de recevoir le pape honorablement ; il alla lui-même au
devant de lui dans la ville de Reims, le reçut d’abord à Quiersy, y célébra la
naissance du Sauveur, le conduisit à Aix, et, voulant aller en Bavière, le fit
accompagner jusqu’à Ravenne. Voici quelle était la cause de la venue de
Léon : il avait été rapporté à l’empereur que, l’été passé, le sang du
Christ avait été trouvé dans la ville de Mantoue, et il avait envoyé un exprès
au pape, lui demandant qu’il recherchât la vérité de ce bruit. Celui-ci prit
l’occasion de sortir de Rome, se rendit d’abord en Lombardie, sous prétexte de
cette recherche, et, continuant de là son chemin, parvint de suite jusqu’à
l’empereur. Il demeura avec lui huit jours, et, comme nous l’avons dit, regagna
Rome. Rigbod, évêque de Trèves, mourut au commencement d’octobre.
Peu de temps après, le chagan, ou prince
des Huns, se rendit près de l’empereur pour les besoins de ses peuples et lui
demanda de lui donner un lieu pour habiter entre Sarwar et Haimbourg, parce
qu’à cause des invasions des Esclavons, qu’on nomme Bohémiens, ses peuples ne
pouvaient plus habiter leurs premières demeures. En effet, les Esclavons, dont
le chef se nommait Léchon, ravageaient la terre des Huns. Le chagan était
chrétien et se nommait Théodore. L’empereur le reçut avec bonté, lui accorda
ses demandes, le combla de dons, et lui permit de s’en aller. Il revint à son
peuple, et peu de temps après il mourut. Le nouveau chagan envoya un de ses
grands demander la confirmation de l’antique dignité que lui-même avait sur les
Huns. L’empereur donna son consentement a ses demandes et ordonna que le chagan
eut la souveraineté de tout le royaume, selon la coutume de leurs ancêtres. La
même année, il envoya, avec une armée, son fils Charles dans le pays des
Esclavons, qu’on nomme bohémiens. Celui-ci le ravagea, tua Léchon leur duc, et
étant de retour, il vint à l’empereur dans le lieu nommé Camp, dans la forêt
des Vosges. L’empereur était parti d’Aix-la-Chapelle au mois de juillet, avait
passé par la ville de Thionville et celle de Metz, et était arrivé dans les
Vosges. Là il prit l’exercice de la chasse, et quand son armée fut revenue, il
se rendit à Remiremont, s’y arrêta quelque temps, et retourna dans le palais de
Thionville pour y passer l’hiver ; ses deux fils Pépin et Louis vinrent l’y
joindre. Il y célébra aussi la naissance du Seigneur.
Aussitôt après Noël, Willaire et Béat,
ducs de Venise, et avec eux Paul, duc de Zara, et Donat, évêque de la même
ville, envoyés des Dalmates, vinrent en présence de l’empereur avec de grands
dons, et il régla alors les affaires des ducs et des peuples tant de Venise que
de la Dalmatie. L’empereur tint une assemblée avec les premiers d’entre les
Francs, pour établir la paix entre ses fils, et partager le royaume en trois
portions, afin que chacun d’eux eût la part qu’il devait posséder et gouverner,
s’il lui survivait. On dressa un acte de ce partage ; il fut confirmé par
le serment des principaux d’entre les Francs, et des règlements furent faits
pour la conservation de la paix. Toutes ces choses furent transcrites dans des
lettres, et portées par Éginhard au pape Léon, pour qu’il les signât de sa
main. Le pontife les lut et les souscrivit. L’empereur envoya ses deux fils,
savoir, Louis et Pépin, dans les royaumes qui leur étaient destinés, partit du
palais de Thionville, et navigua jusqu’à Nimègue, par le Rhin et la Meuse, par
un temps favorable ; il célébra dans ce lieu le saint jeûne du carême, et
la très sainte fête de Pâques. Peu de temps après il retourna à
Aix-la-Chapelle, et envoya son fils Charles avec une armée dans le pays des
Esclavons, nommés Sorabes, qui demeurent sur l’Elbe. Dans cette expédition,
Milidiwich, leur duc, fut mis à mort ; deux forts furent bâtis par
l’armée, un sur la rive du fleuve de la Sale, l’autre sur celle du fleuve de
l’Elbe. Les Esclavons vaincus, Charles revint avec l’armée et arriva près de
l’empereur, dans le lieu nommé Silli, sur le rivage de la Meuse. Une armée fut
envoyée d’Allemagne, de Bavière et de Bourgogne, comme l’année précédente, dans
la terre des Bohémiens ; elle en dévasta une grande partie et revint sans
aucune perte grave. La même année une flotte fut envoyée d’Italie par Pépin
dans l’île de Corse, contre les Maures, qui la dévastaient. Mais n’attendant
pas son arrivée, ils se retirèrent. Cependant Hadumar, un des nôtres, comte de
la cité de Gênes, combattant imprudemment contre eux, fut tué. Les Navarrois et
les Pampelunois, qui l’année précédente avaient abandonné le parti des
Sarrasins, furent admis à notre alliance. Une flotte que commandait le patrice
Nicet fut envoyée par l’empereur Nicéphore pour reprendre la Dalmatie ; et
les ambassadeurs que, près de quatre ans auparavant, Charles avait envoyés au
roi des Perses, revinrent par le même chemin sur les navires des Grecs, et,
sans rencontrer aucun ennemi, gagnèrent l’asile du port de Trévise. L’empereur
célébra la naissance du Seigneur à Aix-la-Chapelle.
L’année précédente, le 2 septembre, il y
eut une éclipse de lune, lorsque le soleil était au seizième degré du signe de
la Vierge ; la lune s’arrêta dans le seizième degré du silure des Poissons.
Dans cette année, le 31 janvier, le dix-septième jour de la lune, on vit
l’étoile de Jupiter comme passer au milieu de la lune ; et le 11 février, à
midi, il y eut une éclipse de soleil, lorsque l’un et l’autre astres étaient
dans le vingt-cinquième degré du Verseau. Il y eut encore le 26 février une
éclipse de lune ; des météores d’une grandeur prodigieuse apparurent cette
nuit, et le soleil s’arrêta dans le onzième degré des Poissons, et la lune dans
le onzième de la Vierge ; le 17 mars l’étoile de Mercure parut sur le
soleil comme une petite tache noire que nous vîmes pendant plus de huit jours
un peu plus haut que le milieu de cet astre ; mais, au premier moment de son
apparition à cette place, les nuages nous empêchèrent tout à fait de la
remarquer. Le 21 août, il y eut encore une éclipse de lune à la troisième heure
de la nuit, le soleil étant dans le troisième degré de la Vierge, et la lune
dans le cinquième des Poissons. Ainsi, depuis le mois de septembre de l’année
précédente jusqu’en septembre de celle-ci, la lune s’obscurcit trois fois, et
le soleil autant.
Ratbert, envoyé de l’empereur en Orient,
mourut à son retour. L’envoyé du roi de Perse, nommé Abdallah, arriva à
l’empereur avec des moines de Jérusalem qui s’acquittèrent de la mission à eux confiée
par Thomas, patriarche de Jérusalem. Us se nommaient Félix et George. Ce
dernier est abbé sur le mont des Oliviers, Germain de naissance, et son nom
véritable est Engelbald. Tous portaient les présents qu’envoyait le prince des
Perses à l’empereur, c’est-à-dire une tente et des tentures de salle peintes de
couleurs variées et d’une admirable grandeur et beauté. Tant les tentes que
leurs cordes étaient de lin, et teintes de diverses couleurs. Les présents
dudit roi étaient plusieurs manteaux de soie très précieux, les parfums, des
onguents et du baume ; de plus une horloge en bronze doré composée
admirablement par l’art mécanique. Le cours des douze heures y entourait le
cadran, et il v avait autant de petites boules d’airain qui tombaient à l’accomplissement
de l’heure, et faisaient tinter par leur chute une cymbale placée au dessous.
Il y avait encore un même nombre de cavaliers qui sortaient par douze fenêtres
à la fin des heures, et fermaient, par l’impulsion de leur sortie, les fenêtres
qui étaient ouvertes auparavant. Il se trouvait aussi dans cette horloge
beaucoup de choses qu’il serait trop long de rapporter ici. On voyait aussi
parmi ces présents deus candélabres de bronze doré d’une admirable beauté et
grandeur. Toutes ces choses furent apportées à l’empereur à son palais
d’Aix-la-Chapelle. Il retint pros de lui quelque temps l’ambassadeur et les
moines, les envoya en Italie et leur ordonna d’y attendre le temps de la
navigation.
Dans la même année, il envoya Burchard,
son connétable, avec une flotte en Corse, pour la défendre des Maures qui, les
années précédentes, avaient coutume d’y venir piller. Les Maures partirent
d’Espagne, selon leur coutume, attaquèrent d’abord la Sardaigne, s’y battirent
avec les Sardes, perdirent beaucoup de leurs gens (car on dit que trois mille
périrent là), et parvinrent tout droit en Corse. Là, de nouveau, ils
combattirent avec la flotte de l’île que commandait Burchard, furent vaincus et
mis en fuite ; ils perdirent treize navires, et beaucoup d’entre eux
furent tués. Ainsi cette année ils furent tellement battus de la mauvaise
fortune qu’ils dirent eux-mêmes que cela leur était arrivé pour avoir, l’année
d’avant, contre toute justice, enlevé de l’île Baléare, en Espagne, soixante
moines, et les avoir vendus. Quelques-uns de ces moines retournèrent dans leurs
pays par la libéralité de l’empereur. Le patrice Nicétas qui était arrêté à
Venise avec la flotte grecque, fit la paix avec le roi Pépin, demeura dans ce
lieu jusqu’au mois d’août, sortit du port et retourna à Constantinople. Cette
année l’empereur célébra à Aix la Pâque et la naissance du Sauveur.
L’hiver fut cette année très doux et
pestilentiel. Au commencement du printemps l’empereur partit pour Nimègue, y
passa le Carême, y célébra la sainte Pâque, et revint à Aix. Comme on lui
annonça que Godefroi, roi des Danois, était entré avec une armée dans le pays
des Obotrites, il envoya, avec de nombreuses troupes franques et saxonnes, son
fils Charles sur l’Elbe, et lui ordonna de résister à ce roi insensé, s’il
essayait de passer les confins de la Saxe. Mais Godefroi, après quelques jours
de station sur le rivage, ayant assiégé et pris quelques forts des Esclavons,
s’en retourna avec une grande perte des siens. Car, quoique se défiant de la
foi de Thrasicon, duc des Obotrites, il l’eût banni, qu’après avoir pris par
ruse Godelaib, il l’eût fait pendre, et qu’il eût rendu tributaires les deux
régions des Obotrites, il avait perdu les premiers de ses soldats et les
meilleurs de son armée, et avec eux le fils de son frère, qui s’appelait
Reginbold, et fut tué avec plusieurs grands Danois au siège d’une certaine
ville. Charles, fils de l’empereur, jeta sur l’Elbe un pont, et transporta avec
toute la célérité possible son armée dans le pars des Livoniens et des
Smeldingiens, qui s’étaient rangés du parti du roi Godefroi. Il dépeupla tous
leurs champs, repassa le fleuve, et rentra en Saxe avec son armée intacte. Les
Esclavons, dits les Wiltzes, étaient avec Godefroi dans cette expédition, et
s’étaient joints volontairement à ses troupes, à cause de l’antique inimitié
qu’ils portaient aux Obotrites. Quand ce roi retourna dans son royaume, ils
revinrent chez eux, emportant tout le butin qu’ils avaient pu faire sur les
Obotrites. Godefroi avant son retour, détruisit le port marchand établi sur le
rivage de l’Océan, qui s’appelait en langue danoise Rerich, et rapportait par
son commerce de grands impôts à son royaume ; il en emmena les négociants, mit
à la voile, et arriva, avec toute son armée, au port nommé Lichtshor. Il
s’arrêta là quelques jours, et résolut de fortifier par un fort la limite de
son royaume, qui regarde la Saxe, de manière que, depuis le golfe de la mer
orientale qui s’appelle Baltique, jusqu’à l’Océan occidental, un rempart
couvrit toute la rive septentrionale du fleuve de l’Eyder, en laissant
seulement une porte par où les Danois pussent faire entrer et sortir des chars
et des chevaux ; il partagea ce travail entre les chefs de ses troupes et
revint chez lui. Cependant le roi des Northumbres, de l’île de Bretagne, nommé
Eardulf, chassé de sa patrie et de son royaume, se rendit près de l’empereur,
alors à Nimègue, lui exposa la cause de son voyage, et partit pour Rome. A son
retour de Rome, par l’entremise des légats du pontife romain et de l’empereur,
il fut rétabli dans son royaume. Le chef de l’Eglise romaine était alors Léon
III ; son légat en Bretagne était Ædulf, diacre de ce pays, saxon de
nation. L’empereur envoya avec lui deux abbés, Rutfried, notaire, et Nantharius,
abbé de Saint-Otmar. Il fit construire par ses envoyés deux forts sur l’Elbe,
et y plaça une garnison pour les défendre des Esclavons. Il passa l’hiver à
Aix, et y célébra la naissance du Seigneur et la sainte Pâque.
La flotte envoyée de Constantinople
toucha d’abord en Dalmatie, et ensuite à Venise. Tandis qu’elle y passait
l’hiver, une partie arriva à l’île de Commachio ; elle engagea un combat contre
la garnison qui y était placée, fut vaincue, mise en fuite, et réarma Venise.
Lorsque le chef de cette flotte, nommé Paul, eut entrepris, comme il lui avait
été enjoint, de traiter avec le roi Pépin de la paix entre les Grecs et les
Francs, Willaire et Béat, ducs de Venise, s’opposèrent à tous ses efforts : il
s’aperçut qu’ils lui tendaient des embûches, et s’éloigna.
Dans les régions occidentales de
l’Empire, le roi Louis entra en Espagne avec une armée, attaqua la ville de
Tortose située sur la rive de l’Èbre, et consuma quelque temps à ce siége ;
mais quand il vit que la ville ne pouvait être bientôt prise, il y renonça, et
revint en Aquitaine avec son armée intacte.
Lorsque Eardulf, roi des Northumbres,
eut été rétabli dans son royaume, les légats du pontife et ceux de l’empereur
retournèrent chez eux. Le diacre Ædulf fut pris par des pirates, tandis que les
autres naviguaient sans péril ; il fit conduit en Bretagne, y fut racheté
par un certain Cænulf, fidèle du roi, et se rendit à Rome. En Toscane,
Populonia, ville maritime, fut ravagée par certains Grecs qu’on nomme
Orobiotes. Les Maures sortis de l’Espagne entrèrent en Corse, ravagèrent une
ville le jour même du samedi de la sainte Pâques, et n’y laissèrent que
l’évêque et quelques vieillards infirmes.
Cependant Godefroi, roi des Danois,
envoya de certains négociants pour dire qu’il avait appris que l’empereur était
irrité contre lui, parce que, l’année précédente, il avait conduit son armée
dans la région des Obotrites, et vengé ses injures ; il ajoutait qu’il
voulait se justifier de l’imputation portée contre lui, et qui le taxait d’avoir
le premier rompu l’alliance ; il demandait qu’on tînt en deçà de l’Elbe,
et sur les confins de son royaume, une assemblée des comtes de l’empereur et
des siens, afin que les choses qui s’étaient faites pussent être mutuellement
expliquées et réparées de concert. L’empereur ne rejeta point cette demande, et
le congrès se tint avec les grands Danois en deçà de l’Elbe, dans le lieu nommé
Badenstein ; on énuméra et l’on mit en avant de côté et d’autre beaucoup
d’affaires, et l’on se sépara en laissant la chose très imparfaite. En effet,
Thrasicon, duc des Obotrites, qui, d’après la demande de Godefroi, avait donné
son fils en otage, assembla une armée de ses peuples, reçut des secours des
Saxons, entra chez les Wiltzes ses voisins, et dévasta leurs champs par le fer et
le feu. Il revint chez lui, fut encore fortement secouru par les Saxons, et
assiégea la plus grande ville des Smeldingiens : il força ainsi par ses succès
tous ceux qui s’étaient séparés de lui à rentrer sous sa foi.
Après ces choses, l’empereur revint des
Ardennes à Aix, et y tint cette année, an mois de novembre, un concile touchant
la procession du Saint-Esprit. Un moine de Jérusalem, nommé Jean, avait le
premier élevé cette question. Bernard, évêque de Worms, et Adalhard, abbé de
Corbie, furent envoyés près du pape Léon à Rome pour la faire décider. On
s’occupa dans ce même concile de l’état des Églises, et de la vie de ceux qui
se consacrent à y servir Dieu ; mais rien ne fut réglé à cause (comme on
le peut voir) de l’importance de la matière.
L’empereur, apprenant plusieurs traits
de l’orgueil et de la jactance du roi des Danois, ordonna de bâtir une ville en
deçà de l’Elbe, et d’y placer une garnison franque. Il assembla pour cet effet
des hommes en Gaule et en Germanie, les munit d’armes et de toutes les choses à
leur usage, et commanda de les mener par la Frise au lieu désigné. Thrasicon,
duc des Ohotrites, fut tué en trahison dans le port de Rerich par des hommes de
Godefroi. Quand le lieu où l’on devait bâtir la ville eut été déterminé,
l’empereur mit à la tête de cette affaire le comte Egbert, et lui ordonna de
passer l’Elbe, et d’occuper ce terrain : il est situé sur la rive de la Sture,
et porte le nom d’Esselfeld. Egbert et les comtes saxons en prirent possession
vers le milieu de mars, et commencèrent à le fortifier.
Le comte Auréole qui, pour la
communication de l’Espagne et de la Gaule, résidait en deçà des Pyrénées,
vis-à-vis de Huesca et de Saragosse, mourut. Alors Amoroz, gouverneur de
Saragosse et de Huesca, s’empara de son territoire, et mit des garnisons dans
ses châteaux. Il envoya à l’empereur une légation, et lui promit de se mettre
avec tous les siens à son service. Il y eut une éclipse de lune le 26 décembre.
Quand les envoyés de l’empereur furent
arrivés auprès d’Amoroz, gouverneur de Saragosse, il demanda qu’il y eût une
conférence entre lui et les comtes des frontières d’Espagne, promettant que,
dans cette entrevue, il se soumettrait avec tous les siens à l’empereur.
Quoique l’empereur lui eût accordé sa demande, il arriva, par beaucoup de
causes, que cela ne s’effectua point. Les Maures armèrent dans toute l’Espagne
une grande flotte, et attaquèrent d’abord la Sardaigne, et ensuite la Corse.
Ils ne trouvèrent aucune garnison dans cette dernière île, et la soumirent
presque entière. Cependant le roi Pépin, irrité de la perfidie des ducs de la
Vénétie, ordonna de porter la guerre dans ce pays par terre et par mer ;
il le soumit et reçut à discrétion ses ducs. Il envoya cette même flotte pour
dévaster les rivages de Dalmatie ; mais comme Paul, préfet de Céphalonie,
s’approchait avec la flotte orientale pour porter du secours aux Dalmates,
celle du roi rentra dans ses ports.
Rotrude, fille aînée de l’empereur,
mourut le 8 janvier. L’empereur, alors à Aix-la-Chapelle, méditait une
expédition contre le roi Godefroi. Il reçut tout à coup la nouvelle qu’une
flotte de deux cents navires, venue du pays des Normands, avait abordé en
Frise, et dévasté toutes les îles adjacentes à ce rivage ; que cette armée
était entrée sur le continent, et que trois combats entre elle et les Frisons
avaient eu lieu ; que les Danois vainqueurs avaient imposé un tribut aux
vaincus ; que sous le nom d’impôt cent livres d’argent avaient été payées
par les Frisons, et que le roi Godefroi était de retour chez lui. Tous ces
faits étaient véritables. Cette nouvelle irrita tellement l’empereur qu’il
expédia de tous côtés des envoyés pour toutes les régions afin qu’on assemblât
une armée, partit de suite de son palais et se rendit sur-le-champ à la flotte.
Après il passa le Rhin au lieu nommé Lippenheim, et résolut d’y attendre les
troupes qui n’étaient pas encore arrivées. Comme il s’arrêta quelques jours en
ce lieu, l’éléphant que lui avait envoyé Haroun, roi des Sarrasins, mourut de
mort subite. L’armée assemblée, le roi se rendit sur la rivière de l’Aller avec
autant de vitesse qu’il fut possible d’y aller, et dressa ses tentes auprès du
confluent de ce fleuve avec le Weser ; il attendit là l’issue des menaces
de Godefroi ; car ce roi, enflé de la vaine espérance d’une victoire, se
vantait d’en venir aux mains avec l’armée de l’empereur.
Mais quand ce dernier eut demeuré
quelque temps en ce lieu, il fut instruit d’événements divers ; la flotte
qui avait dévasté la Frise était rentrée en Danemark, le roi Godefroi avait été
tué par un de ses serviteurs ; un fort construit prés de l’Elbe nommé
Hobbuch, dans lequel étaient Odon, envoyé de l’empereur, et une garnison dé Saxons
orientaux, avait été pris par les Wiltzes. Pépin son fils, roi d’Italie, avait
quitté son corps mortel, le 7 juin ; et deux légations parties l’une de
Constantinople, l’autre de Cordoue, étaient arrivées pour traiter de la paix.
Après avoir reçu ces nouvelles et réglé pour un temps la condition de la Saxe,
l’empereur retourna chez lui. Dans cette expédition, il y eut sur les bœufs une
maladie pestilentielle si forte qu’à peine l’armée en conserva un seul, car
tous périrent. Cette mortalité n’eut pas seulement lieu dans cet endroit, elle
s’étendit cruellement sur toutes les provinces soumises à l’empereur. Il revint
à Aix au mois d’octobre, et reçut les deux ambassades qu’on vient de nommer. Il
fit la paix avec l’empereur Nicéphore, et Abulaz roi d’Espagne. Nicéphore restitua Venise, et
l’empereur reçut le comte Henri qu’avaient autrefois pris les Sarrasins, et que
rendit Abulaz.
Cette année le soleil et la lune
s’éclipsèrent ; le soleil le 3 juillet et le 30 novembre, la lune le 21
juin et le 14 décembre. L’île de Corse fut une seconde fois ravagée par les
Maures. Amoroz fut chassé de Saragosse par Abdérame fils d’Abulaz, et forcé de
se réfugier à Huesca. Godefroi, roi des Danois, étant mort, Hemming, fils de
son frère, lui succéda et fit la paix avec l’empereur.
Quand l’empereur eut reçu et congédié
Arsace Spathaire (c’était le nom de l’ambassadeur de l’empereur Nicéphore), il
envoya, pour confirmer la paix, des ambassadeurs à Constantinople,
savoir : Haidon évêque de Bâle, Hugues comte de Tours, Aion, Lombard, duc
du Frioul ; avec eux étaient Léon Spathaire sicilien et Willaire duc des
Vénitiens. Le premier, dix ans auparavant, s’était réfugié de Sicile à Rome où
était l’empereur, qui le renvoya cette année parce qu’il voulait retourner dans
sa patrie ; quant au second, il avait été dépouillé de sa charge à causé
de sa perfidie et l’empereur ordonna qu’on le reconduisit à son seigneur. La
paix ou plutôt seulement la trêve proposée entre Charles et Hemming, roi des
Danois, fut observée sans être définitivement conclue, à cause de l’âpreté de
l’hiver qui fermait les voies de communication entre les deux pays. Enfin au
retour du printemps, quand les chemins rendus impraticables par le froid furent
ouverts, il y eut une conférence de douze grands des deux nations au lieu… sur le fleuve de l’Eyder, et la paix fut
confirmée de part et d’autre, avec les formes et les serments accoutumés. Les
grands du côté des Francs furent les comtes Wala fils de Bernard, Burchard,
Unroch, Wodon, Bernard, Egbert, Théodoric, Abbon, Osdag et Wigman ; de celui
des Danois, les principaux furent les frères d’Hemming, Hanewin et
Angand ; les autres étaient des hommes considérables parmi eux, savoir :
Osfred, surnommé Turdemul, Warslin, Swomi, Vrin, un autre Osfred fils de
Heiligon, Osfred de Sconowe, Hebbe et Awin.
L’empereur, après avoir fait la paix
avec Hemming et tenu, selon sa coutume, l’assemblée générale à Aix, envoya
l’armée sur trois points de son royaume ; l’une au-delà de l’Elbe contré
les Livoniens : elle dévasta leur pays, et rebâtit le château de Hobbuch qui
l’année d’avant avait été pris par les Wiltzes ; la seconde en Pannonie
pour y terminer les querelles entre les Huns et les Esclavons ; la
troisième en Bretagne pour châtier la perfidie de ses habitants. Ces troupes
revinrent saines et sauves, après avoir rempli heureusement leur mission. Sur
ces entrefaites, le roi, pour voir la flotte dont, l’année précédente, il avait
ordonné la construction, se rendit à Boulogne des Gaules, ville maritime où
étaient rassemblés les vaisseaux. Il restaura le phare élevé anciennement pour
diriger dans leur course les navigateurs, et fit allumer à sa sommité un feu
pendant la nuit. De là il se rendit dans l’endroit nommé Gand sur le fleuve de
l’Escaut, y vit les navires construits pour cette même flotte, et vers le
milieu de novembre il retourna à Aix. Awin et Hebbe, envoyés du roi Hemming,
portant les présents du roi et des paroles pacifiques, vinrent à sa rencontre.
Son arrivée était aussi attendue à Aix par les chagans ou princes des Avales,
et par Thudun et d’autres grands et chefs des Esclavons habitant sur les bords
du Danube ; ils avaient été contraints de se rendre en la présence de
l’empereur par les ducs des troupes qu’il avait envoyées en Pannonie.
Cependant Charles, le fils aîné du
seigneur empereur, mourut le 4 décembre. L’empereur passa l’hiver à Aix.
Peu de temps après on lui annonça la
mort de Hemming, roi des Danois. Comme Siegfried, neveu de Godefroi, et Anul,
neveu de Hériold et du roi lui-même, voulaient lui succéder, et qu’ils ne
pouvaient s’accorder pour savoir lequel régnerait, ils assemblèrent des
troupes, et engagèrent un combat où tous deux périrent. Cependant le parti
d’Anul avait remporté la victoire ; il fit rois ses frères Hériold et
Rainfroi. Comme de raison le parti vaincu ne refusa pas de les reconnaître. On
dit que dans ce combat il périt dix mille neuf cent quarante hommes.
L’empereur Nicéphore, après avoir
remporté beaucoup de remarquables victoires en Mœsie, engagea contre les
Bulgares un combat où il périt. Michel, son gendre, fut nommé empereur. Il
reçut et congédia les ambassadeurs qu’avait envoyés à Nicéphore l’empereur
Charles. Il lui en envoya aussi, savoir, l’évêque Michel Arsafe et Théognoste,
et il confirma par eux la paix qu’avait conclue Nicéphore. Ils vinrent à Aix,
auprès de l’empereur, reçurent de ses mains, dans l’église, le traité de paix,
et l’en remercièrent selon leur coutume, c’est-à-dire en langue grecque,
l’appelant basileus et empereur. Ils revinrent de là à Rome, et reçurent
de nouveau du pape Léon, dans la basilique de Saint-Pierre, le même traité de
paix et d’alliance. Quand l’empereur les eut congédiés, et qu’il eut tenu
solennellement à Aix son assemblée générale, il envoya en Italie son petit-fils
Bernard, fils de Pépin, et comme il avait entendu dire qu’une flotte partie
d’Espagne et d’Afrique devait venir dévaster l’Italie, il commanda à Wala, fils
de Bernard, son oncle paternel, de rester avec son petit-fils jusqu’à ce que
l’issue de cet événement le tirât d’inquiétude. Cette flotte vint, une partie
en Corse, une partie en Sardaigne, et cette dernière portion fut presque
aussitôt taillée en pièces que débarquée.
Une flotte de Normands attaqua
l’Hibernie, île des Écossais, engagea une bataille avec ces peuples, perdit
beaucoup de monde, et revint dans son pays par une honteuse fuite. L’empereur
fit sa paix avec Abulaz, roi des Sarrasins, ainsi qu’avec Grimoald, duc des
Bénéventins, et vingt-cinq mille sous d’or furent exigés des Bénéventins sous
le nom de tribut. On fit une expédition chez les Wiltzes, et l’on reçut d’eux
des otages. Hériold et Rainfroi, rois des Danois, envoyèrent une légation à
l’empereur, lui demandant la paix, et priant qu’on leur rendît leur frère Hemming.
Cette année le soleil s’éclipsa après midi, le 15 mai.
L’empereur passa l’hiver à Aix. Au
commencement du printemps, il envoya à Constantinople, pour affermir la paix
avec l’empereur Michel, Amalhaire, évêque de Trèves, et Pierre, abbé de
Nonantola. Le pont auprès de Mayence fut consumé au mois de mai par un
incendie ; après cela l’empereur, tandis qu’il chassait dans les Ardennes,
fut obligé, par une douleur de pied, de se coucher ; ensuite,
convalescent, il retourna à Aix. Il y tint l’assemblée générale, appela près de
lui son fils Louis, roi d’Aquitaine, et, prenant la couronne, la lui posa sur
la tette, et l’associa à le dignité impériale. Il établit sur l’Italie son
petit-fils Bernard, fils de Pépin, et ordonna de l’appeler roi ; par son ordre des
conciles furent tenus dans toute la Gaule par les évêques, touchant les choses
à réformer dans l’état des églises. Un fut convoqué à Mayence, un autre à
Reims, un troisième à Tours, un quatrième à Châlons, un cinquième à
Arles ; et l’on fit, dans l’assemblée générale d’Aix-la-Chapelle, en
présence de l’empereur, la collection des règlements rendus dans tous ces
conciles. Celui qui voudra les connaître les pourra trouver dans ces cinq
villes ; on en garde aussi des exemplaires dans les archives du palais.
L’empereur envoya des grands francs et
saxons dans le pays des Normands, au-delà de l’Elbe, pour faire la paix avec
les Danois, selon la demande de leurs rois, et leur rendre leur frère. Des
grands danois vinrent au lieu désigné, en nombre égal à celui des Francs (ils
étaient seize de part et d’autre) ; on confirma la paix par des sermons,
et les Francs rendirent aux Danois le frère de leurs rois. Ces princes
n’étaient pas alors chez eux ; ils étaient partis pour la Westerfulde avec
une armée. Ce pays, le plus reculé de leur royaume, est situé au nord-ouest, et
regarde le nord de la Bretagne. Le peuple et ses princes refusaient de se
soumettre aux rois danois. Quand les rois revinrent après les avoir domptés, et
qu’ils eurent reçu le frère que leur renvoyait l’empereur, ils furent attaqués
par les fils du roi Godefroi et beaucoup de grands danois qui, depuis longtemps
forcés de quitter leur patrie et exilés, s’étaient retirés chez les Suédois et
venaient d’assembler des troupes. Des bandes accouraient à eux de toutes les
parties du Danemark ; ils engagèrent le combat avec les rois, et les chassèrent
du royaume sans beaucoup de peine.
Les Maures revinrent de Corse en Espagne
avec un riche butin ; mais le comte Irmingaire leur dressa des embûches
dans l’île de Majorque, et prit huit de leurs navires, où il trouva plus de
cinq cents Corses captifs. Les Maures, voulant se venger, ravagèrent
Civita-Vecchia, ville de Toscane, et Nice, ville de la province de
Narbonne ; ils abordèrent aussi en Sardaigne, combattirent avec les
Sardes, furent vaincus, mis en fuite, perdirent beaucoup de leurs gens, et se
retirèrent.
L’empereur Michel déclara la guerre aux
Bulgares, et n’eut pas d’heureux succès. A son retour, il déposa le diadème, et
fut fait moine. Léon, fils du patrice Barde, fut nommé empereur à sa place.
Crumas, roi des Bulgares, qui, deux ans auparavant, avait tué Nicéphore, et
venait de chasser Michel de la Mœsie, enflé par tant de prospérités, marcha
avec son armée contre Constantinople même, et dressa ses tentes près des portes
de la ville. Léon, l’empereur, en sortit, l’attaqua comme il faisait
imprudemment à cheval le tour des murs, le blessa grièvement, le força de se
mettre en sûreté par la fuite, et de retourner honteusement dans sa patrie.
VIE DE CHARLEMAGNE
PRÉFACE
Ayant formé le
projet d’écrire la vie, l’histoire privée et la plupart des actions du maître
qui daigna me nourrir, le roi Charles, le plus excellent et le plus justement
fameux des princes, je l’ai exécuté en aussi peu de mots que je l’ai pu
faire ; j’ai mis tous mes soins à ne rien omettre des choses parvenues à
ma connaissance, et à ne point rebuter par la prolixité les esprits qui
rejettent avec dédain tous les écrits nouveaux. Peut-être cependant n’est-il
aucun moyen de ne pas fatiguer, par un nouvel ouvrage, des gens qui méprisent
même les chefs-d’œuvre anciens sortis des mains des hommes les plus érudits et
les plus éloquents. Ce n’est pas que je ne croie que plusieurs de ceux qui
s’adonnent aux lettres et au repos ne regardent point les choses du temps
présent comme tellement à négliger que tout ce qui se fait soit indigne de
mémoire et doive être passé sous silence ou condamné à l’oubli ; tourmentés du
besoin de l’immortalité, ils aimeraient mieux, je le sais, rapporter, dans des
ouvrages tels quels, les actions illustres des autres hommes que de frustrer la
postérité de la renommée de leur propre nom en s’abstenant d’écrire. Cette
réflexion ne m’a pas déterminé toutefois à abandonner mon entreprise ;
certain, d’une part, que nul ne pourrait raconter avec plus de vérité des faits
auxquels je ne demeurai pas étranger, dont je fus le spectateur, et que je
connus, comme on dit, par le témoignage de mes yeux, je n’ai pas réussi, de
l’autre, à savoir positivement si quelque autre se chargerait ou non de les
recueillir. J’ai cru d’ailleurs qu’il valait mieux courir le risque de
transmettre, quoique, pour ainsi dire, de société avec d’autres auteurs, les
mêmes choses à nos neveux, que de laisser perdre dans les ténèbres de l’oubli
la glorieuse mémoire, d’un roi vraiment grand et supérieur à tous les princes
de son siècle, et des actes éminents que pourraient à peine imiter les hommes
des temps modernes. Un autre motif, qui ne me semble pas déraisonnable,
suffirait seul au surplus pour me décider à composer cet ouvrage ; nourrit
par ce monarque du moment où je commençai d’être admis à sa cour, j’ai vécu
avec lui et ses enfants dans une amitié constante qui m’a imposé envers lui,
après sa mort comme pendant sa vie, tous les liens de la reconnaissance ;
on serait donc autorisé à me croire et à me déclarer bien justement ingrat, si,
ne gardant aucun souvenir des bienfaits accumulés sur moi, je ne disais pas un
mot des hautes et magnifiques actions d’un prince qui s’est acquis tant de
droits à ma gratitude ; et si je consentais que sa vie restât comme s’il
n’eut jamais existé, sans un souvenir écrit, et sans le tribut d’éloges qui lui
est dû. Pour remplir dignement et dans tous ses détails une pareille tâche, la
faiblesse d’un talent aussi médiocre, misérable et complètement nul que le
mien, est loin de suffire ; et ce ne serait pas trop de tous les efforts
de l’éloquence de Tullius. Voici cependant, lecteur, cette histoire de l’homme
le plus grand et le plus célèbre ; à l’exception de ses actions tu n’y trouveras
rien que tu puisses admirer, si ce n’est peut-être l’audace d’un barbare peu
exercé dans la langue des Romains, qui a cru pouvoir écrire en latin, d’un
style correct et facile, et s’est laissé entraîner à un tel orgueil que de ne
tenir aucun compte de ce que Cicéron a dit dans le premier livre des Tusculanes,
en parlant des écrivains latins. On y lit :
« Confier à l’écriture ses pensées sans être en état de les bien disposer ni de les embellir et d’y répandre un charme qui attire le lecteur, est d’un homme qui abuse à l’excès et de son loisir et des lettres. »
Certes, cette sentence d’un si parfait orateur aurait eu le pouvoir de me détourner d’écrire, si je n’eusse été fermement résolu de m’exposer à la critique des hommes, et de donner, en composant, une mince opinion de mon talent, plutôt que de laisser, par ménagement pour mon amour-propre, périr la mémoire d’un si grand homme.
CHARLEMAGNE
La famille des Mérovingiens, dans laquelle les Francs avaient coutume de se choisir des rois, passe pour avoir duré jusqu’à Childéric, déposé, rasé et confiné dans un monastère par l’ordre du pontife romain Étienne. On peut bien, il est vrai, la regarder comme n’ayant fini qu’en ce prince ; mais depuis longtemps déjà elle ne faisait preuve d’aucune vigueur et ne montrait en elle-même rien d’illustre, si ce n’est le vain titre de roi. Les trésors et les forces du royaume étaient passés aux mains des préfets du palais, qu’on appelait maires du palais, et à qui appartenait réellement le souverain pouvoir. Le prince était réduit à se contenter de porter le nom de roi, d’avoir les cheveux flottants et la barbe longue, de s’asseoir sur le trône, et de représenter l’image du monarque. Il donnait audience aux ambassadeurs de quelque lieu qu’ils vinssent, et leur faisait, à leur départ, comme de sa pleine puissance, les réponses qui lui étaient enseignées ou plutôt commandées. A l’exception du vain nom de roi et d’une pension alimentaire mal assurée, et que lui réglait le préfet du palais selon son bon plaisir, il ne possédait en propre qu’une seule maison de campagne d’un fort modique revenu, et c’est là qu’il tenait sa cour, composée d’un très petit nombre de domestiques chargés du service le plus indispensable et soumis à ses ordres. S’il fallait qu’il allât quelque part, il voyageait monté sur un chariot traîné par des bœufs et qu’un bouvier conduisait à la manière des paysans ; c’est ainsi qu’il avait coutume de se rendre au palais et à l’assemblée générale de la nation qui se réunissait une fois chaque année pour les besoins du royaume ; c’est encore ainsi qu’il retournait d’ordinaire chez lui. Mais l’administration de l’État et tout ce qui devait se régler et se faire au dedans comme au dehors étaient remis aux soins du préfet du palais.
Lors de la déposition de Childéric, Pépin, père du roi Charles, remplissait, pour ainsi dire, par droit héréditaire, les fonctions de préfet du palais. Et en effet son père Charles, celui qui purgea la France des tyrans qui partout s’en arrogeaient l’empire, défit, dans deux grandes batailles, l’une à Poitiers en Aquitaine, l’autre sur les rives de la Berre, près de Narbonne, les Sarrasins qui voulaient s’emparer du royaume, les força de se retirer en Espagne, et occupa glorieusement cette même charge que lui avait laissée son père, nommé aussi Pépin. Cet office honorable, le peuple était dans l’habitude de ne le confier qu’à des hommes distingués au-dessus de tous les autres par l’illustration de leur naissance et la grandeur de leurs richesses. Pendant quelques années, Pépin père du roi Charles, partagea, sous le monarque qu’on vient de nommer, avec son frère Carloman, cette place que leur aïeul et leur père leur avaient transmise ; tous deux vécurent dans la plus parfaite union. Carloman, sans qu’on sache bien par quel motif, mais, à ce qu’il paraît, enflammé de l’amour de la vie contemplative, abandonna les pénibles soins du pouvoir temporel, se rendit à Rome pour y vivre en repos, y prit l’habit monastique, construisit un couvent sur le mont Soracte auprès de l’église du bienheureux Silvestre, s’y renferma avec quelques religieux qui s’étaient joints à lui, et y jouit pendant plusieurs années de la tranquillité, seul objet de ses vœux. Cependant comme beaucoup de nobles, partis de la France, se rendaient solennellement à Rome pour s’acquitter de leurs vœux, et, ne voulant pas manquer de témoigner leurs respects à leur ancien maître, troublaient par de fréquentes visites la vie paisible dans laquelle se complaisait Carloman, ils le forcèrent ainsi à changer de demeure. Reconnaissant en effet que cette foule de gens le détournait du but qu’il se proposait, il quitta le mont Soracte, se retira dans le Samnium, au monastère de Saint-Benoît, situé près du Mont-Cassin, et y consacra aux exercices de la vie religieuse les restes de son existence dans ce monde.
Pépin qui, de préfet du palais, avait été fait roi par l’autorité du pontife romain, mourut à Paris d’une hydropisie, après avoir régné seul plus de quinze ans sur les Francs, et fait, pendant neuf ans de suite, la guerre en Aquitaine contre Waïfer, duc de ce pays. Il laissait deux fils, Charles et Carloman, qui, par la volonté divine, succédèrent à sa couronne. Et en effet, les Francs y réunis en assemblée générale et solennelle, se donnèrent pour rois ces deux princes, sous la condition préalable qu’ils se partageraient également le royaume ; que Charles aurait, pour la gouverner, la portion échue primitivement à leur père Pépin, et Carloman celle qu’avait régie leur oncle Carloman. Tous deux acceptèrent ces conventions, et chacun reçut la partie du royaume qui lui revenait d’après le mode de partage arrêté ; l’union se maintint entre eux quoique avec une grande difficulté ; plusieurs de ceux du parti de Carloman tentèrent en effet de rompre la concorde, et quelques uns méditèrent même de précipiter les deux frères dans la guerre ; mais il y eut dans toute cette affaire plus de méfiance que de danger réel ; l’événement le prouva, lorsqu’à la mort de Carloman, sa veuve, avec ses enfants et plusieurs des principaux d’entre les grands attachés à ce prince, s’enfuit en Italie, et manifestant, quoique sans aucun prétexte, son éloignement pour le frère de son mari, alla se mettre ainsi que ses enfants sous la protection de Didier, roi des Lombards. Quant à Carloman, il mourut de maladie après avoir administré pendant deux ans le royaume conjointement avec son frère.
Après la mort de ce prince, Charles fut établi seul roi, du consentement unanime des Francs. On n’a rien écrit sur sa naissance, sa première enfance et sa jeunesse ; parmi les gens qui lui survivent, je n’en ai connu aucun qui puisse se flatter de connaître les détails de ses premières années ; je croirais donc déplacé d’en rien dire, et laissant de coté ce que j’ignore, je passe au récit et au développement des actions, des mœurs et des autres parties de la vie de ce monarque. Cette tâche, je la remplirai de manière à ne rien omettre de nécessaire ou de bon à savoir, d’abord sur ce qu’il a fait au dedans et au dehors, ensuite sur ses mœurs et ses travaux, enfin sur son administration et sa mort.
De toutes ses guerres, la première fut celle d’Aquitaine, entreprise, mais non terminée par son père ; il croyait pouvoir l’achever promptement avec l’aide de son frère, alors vivant, dont il avait sollicité le concours. Quoique celui-ci, malgré ses engagements, ne lui fournît aucun secours, Charles exécuta courageusement l’expédition projetée, et ne voulut ni abandonner ce qu’il avait commencé, ni prendre de repos qu’il n’eût, par une persévérance soutenue, amené son entreprise à un résultat complet. Il contraignit en effet à quitter l’Aquitaine, et à fuir en Gascogne, Hunold , qui, après la mort de Waïfer, avait tenté de s’emparer de l’Aquitaine, et de renouveler une guerre déjà presque assoupie. Décidé à ne pas même souffrir Hunold dans cet asile, Charles passe la Garonne après avoir élevé le fort de Frousac, somme, par des envoyés, Loup, duc des Gascons, de lui livrer le fugitif, et, s’il ne le remet sur-le-champ, le menace d’aller le lui demander les armes à la main. Mais Loup, écoutant les conseils de la prudence, rendit Hunold, et se soumit lui-même, ainsi que la province qu’il commandait, à la puissance du vainqueur.
Cette guerre finie, et les affaires d’Aquitaine réglées, Charles, après la mort du frère avec lequel il partageait le royaume, porta ses armes en Lombardie, sur les prières et les instantes supplications d’Adrien, évêque de Rome. Son père, Pépin, à la demande du pape Étienne, avait fait précédemment une pareille expédition, mais non sans de grandes difficultés ; plusieurs des principaux d’entre les Francs, dont ce prince était dans l’usage de prendre les conseils, poussèrent en effet la résistance à ses volontés au point de déclarer hautement qu’ils l’abandonneraient et retourneraient chez eux. Cette guerre contre le roi Astolphe eut cependant lieu, et fut promptement terminée. Mais quoique celle qu’entreprit Charles en Lombardie et celle qu’y soutint son père parussent avoir une cause semblable, ou plutôt tout à fait la même, les fatigues de la lutte et les résultats différèrent certainement beaucoup. Pépin, après avoir assiégé quelques jours la ville de Pavie, força le roi Astolphe à donner des otages, à restituer les places et châteaux enlevés aux Romains, et à s’obliger par serment de ne rien reprendre de ce qu’il avait rendu. Mais Charles tint Didier assiégé longtemps, et, la guerre une fois commencée, ne s’en désista qu’après avoir contraint ce roi de se rendre à discrétion. chassé du royaume de son père, et de l’Italie même, son fils Adalgise, vers qui les Lombards paraissaient tourner toutes leurs espérances, remis les Romains en possession de tout ce qu’on leur avait pris, accablé Rotgaud, duc de Frioul, qui machinait de nouvelles révoltes, subjugué toute l’Italie, et donné son fils Pépin pour roi au pays conquis. J’aurais pu décrire ici les immenses difficultés que les Francs, à leur entrée en Italie, trouvèrent à passer les Alpes, et les pénibles travaux qu’il leur fallut supporter pour franchir ces sommets de monts inaccessibles, ces rocs qui s’élancent vers le ciel, et ces rudes masses de pierres ; mais mon but, dans cet ouvrage, est de transmettre à la postérité plutôt la manière de vivre de Charles que les détails de ses guerres. Celle-ci se termina par la soumission de l’Italie, l’exil et la captivité perpétuelle de Didier, l’expulsion de son fils Adalgise hors de l’Italie, et la restitution à Adrien, chef de l’église romaine, de tout ce qu’avaient envahi sur elle les rois de Lombardie.
Cette affaire finie, la guerre contre les Saxons, qui paraissait comme suspendue, recommença. Aucune ne fut plus longue, plus cruelle et plus laborieuse pour les Francs. Les Saxons, ainsi que la plupart des nations de la Germanie, naturellement féroces, adonnés au culte des faux dieux, et ennemis de notre religion, n’attachaient aucune honte à profaner ou à violer les lois divines et humaines. Une foule de causes pouvaient troubler journellement la paix; à l’exception de quelques points où de vastes forêts et de hautes montagnes séparaient les deux peuples et marquaient d’une manière certaine les limites de leurs propriétés respectives, nos frontières touchaient presque partout, dans le pays plat, celles des Saxons ; aussi voyait-on le meurtre, le pillage et l’incendie se renouveler sans cesse tant d’un côté que de l’autre. Les Francs en furent si irrités qu’ils résolurent de ne plus se contenter d’user de représailles, et de déclarer aux Saxons une guerre ouverte. Une fois commencée, elle dura trente-trois ans sans interruption, se fit des deux parts avec une grande animosité, mais fut beaucoup plus funeste aux Saxons qu’aux Francs. Elle eût pu cependant finir plus tôt, si la perfidie des Saxons l’eût permis. Il serait difficile de dire combien de fois, vaincus et suppliants, ils s’abandonnèrent aux volontés du roi, promirent d’obéir à ses ordres, remirent sans retard les otages qu’on leur demandait, et reçurent les gouverneurs qui leur étaient envoyés. Quelque fois même, entièrement abattus et domptés, ils consentirent à quitter le culte des faux dieux, et à se soumettre au joug de la religion chrétienne ; mais autant ils se montraient faciles et empressés à prendre ces engagements, autant ils étaient prompts à les violer ; si l’un leur coûtait plus que l’autre, il serait impossible de l’affirmer ; et en effet, depuis l’instant où les hostilités contre eux commencèrent, à peine se passa-t-il une seule année sans qu’ils se rendissent coupables de cette mobilité. Mais leur manque de foi ne put ni vaincre la magnanimité du roi et sa constante fermeté d’âme dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ni le dégoûter de poursuivre l’exécution de ses projets. Jamais il ne souffrit qu’ils se montrassent impunément déloyaux ; toujours il mena son armée ou l’envoya, sous la conduite de ses comtes, châtier leur perfidie et les punir comme ils le méritaient. A la fin, ayant battu et subjugué les plus constants à lui résister, il fit enlever, avec leurs femmes et leurs enfants, dix mille de ceux qui habitaient les deux rives de l’Elbe, et les répartit çà et là en mille endroits séparés de la Gaule et de la Germanie. Cette guerre, qui avait duré tant d’années, finit alors à la condition prescrite par le roi et acceptée par les Saxons, savoir que ceux-ci renonceraient au culte des idoles et aux cérémonies religieuses de leurs pères, embrasseraient le christianisme, recevraient le baptême, se réuniraient aux Francs, et ne feraient plus avec eux qu’un seul peuple.
Quoique cette guerre se soit continuée pendant un très longtemps, Charles ne combattit l’ennemi que deux fois en bataille rangée, d’abord près du mont Osneg, dans le lieu appelé Theotmel, ensuite sur les bords de la hase, et cela dans un seul mois et à peu de jours d’intervalle. Dans ces deux actions générales, les Saxons furent tellement défaits et taillés en pièces qu’ils n’osèrent plus ni provoquer ce prince ni l’attendre et lui résister, à moins qu’ils ne se vissent protégés par quelque position forte. Comme les Saxons, les Francs perdirent beaucoup de leurs nobles et plusieurs hommes revêtus des plus hautes et plus honorables fonctions. Mais enfin cette lutte cessa dans sa trente-troisième année. Pendant qu’elle durait, de si nombreuses et si grandes guerres furent en même temps suscitées aux Francs dans diverses parties de la terre, et dirigées par l’habileté de leur monarque, que les témoins même de ses actions pourraient justement douter si c’est de sa patience dans les travaux ou de sa fortune qu’on doit le plus s’étonner ; et en effet, deux ans avant que la guerre se fît en Italie, celle de Charles contre les Saxons commença ; et quoiqu’elle se continuât sans interruption, on ne ralentit en rien celles qui avaient lieu en quelque endroit que ce fût, et on ne cessa nulle part de combattre avec les mêmes succès. Le roi qui, de tous les princes dont les nations reconnaissaient alors les lois, était le plus distingué par la prudence et le plus éminent par la grandeur d’âme, ne se laissait ni détourner par la crainte des fatigus, ni rebuter par l’horreur des dangers dans aucune des choses qu’il devait entreprendre ou exécuter ; mais habile à subir et à porter comme il le fallait chaque événement, jamais il ne se montrait ni abattu par les revers ni ébloui par les faveurs de la fortune dans les succès.
Pendant qu’il faisait aux Saxons une guerre vive et presque continue, il répartit des garnisons sur tous les points favorables des frontières du côté de l’Espagne, attaqua ce royaume à la tête de l’armée la plus considérable qu’il put réunir franchit les gorges des Pyrénées, força de se rendre à discrétion toutes les places et les châteaux forts devant lesquels il se présenta, et ramena les troupes saines et sauves. A son retour cependant, il eut, dans les Pyrénées mêmes, à souffrir un peu de la perfidie des Gascons. Dans sa marche, l’armée ce défilait sur une ligne étroite et longue, comme l’y obligeait la nature d’un terrain resserré. Les Gascons s’embusquèrent sur la crête de la montagne, qui, par le nombre et l’épaisseur de ses bois, favorisait leurs artifices ; de là, se précipitent sur la queue des bagages, et sur l’arrière-garde destinée à protéger ce qui la précédait, ils les rejetèrent dans le fond de la vallée, tuèrent, après un combat opiniâtre, tous les hommes jusqu’au dernier, pillèrent les bagages, et, protégés par les ombres de la nuit qui déjà s’épaississaient, s’éparpillèrent en divers lieux avec une extrême célérité. Les Gascons avaient pour eux dans cet engagement la légèreté de leurs armes et l’avantage de la position. La pesanteur des armes et la difficulté du terrain rendaient au contraire les Francs inférieurs en tout à leurs ennemis. Eggiard , maître d’hôtel du roi, Anselme, comte du palais, Roland commandant des frontières de Bretagne et plusieurs autres périrent dans cette affaire. Tirer vengeance sur-le-champ de cet échec ne se pouvait pas. Le coup fait, ses auteurs s’étaient tellement dispersés qu’on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où on devait les aller chercher.
Les Bretons qui habitent, sur les rives de l’Océan, la partie la plus reculée de la Gaule occidentale, refusaient de reconnaître les ordres de Charles ; il envoya contre eux une armée qui les fit rentrer dans le devoir, et les contraignit de donner des otages, et de s’obliger à faire ce qui leur serait commandé. Lui-même ensuite passa en Italie à la tête de ses troupes, traversa Rome, s’approcha de Capoue, ville de Campanie, établit là son camp, et menaça les Bénéventins de la guerre, s’ils ne se soumettaient. Leur duc Arégise s’empressa de prévenir ce malheur, envoya ses fils Romuald et Grimoald avec une grande somme d’argent au devant du roi, le fit prier de les accepter pour otages, promit pour sa nation et pour lui-même une entière obéissance, et ne demanda d’autre grâce que d’être dispensé de se présenter en personne. Charles, plus touché du salut des Bénéventins que de l’obstination de leur duc, accepta les otages qu’offrait celui-ci, et lui accorda comme une immense faveur la permission de ne pas venir le trouver, se contentant même de retenir comme otage le cadet des fils du duc, il renvoya l’aîné à son père, chargea des commissaires d’aller, avec Arégise, exiger et recevoir le serment de fidélité des Bénéventins, revint à Rome, et, après y avoir consacré quelques jours à visiter les lieux saints, repassa dans les Gaules.
Ce prince entreprit ensuite tout à coup et termina promptement la guerre de Bavière. Elle eut pour cause l’insolence et la lâche perfidie de Tassilon, duc de ce pays, poussé par sa femme, fille du roi Didier, qui espérait venger la chute de son père à l’aide de son mari. Celui-ci s’unit aux Huns, voisins des Bavarois du côté de l’Orient, et osa non seulement secouer le joug, mais provoquer le roi. La grande âme de Charles ne pouvait supporter un tel excès d’arrogance ; rassemblant des troupes de toutes parts, il marche en personne contre la Bavière, arrive à la tête d’une armée considérable sur le Lech qui sépare les Bavarois des Allemands, pose son camp sur les bords de ce fleuve, et, avant d’entrer dans le pays, envoie des députés au duc pour essayer de le ramener au devoir. Tassilon, reconnaissant qu’il ne serait utile ni à lui ni aux siens de persister dans la révolte, se rend en suppliant auprès du roi, donne les otages qui lui sont demandés, entre autres son fils Théodon, et s’engage sous la foi du serment à ne jamais prêter l’oreille à quiconque voudrait lui persuader de se soustraire à la puissance et à la protection de Charles. Ainsi finit rapidement cette guerre qui paraissait devoir être très grave. Dans la suite cependant, Tassilon, appelé près du roi, n’eut pas la permission de retourner en Bavière ; et tout le pays qu’il occupait ne fut plus gouverné par un duc, mais régi par des comtes.
Cette révolte comprimée, Charles porta ses armes contre les Esclavons, que nous nommons d’ordinaire Wiltzes, mais qui s’appellent proprement Wélétabes. Divers peuples, d’après l’ordre qu’ils en avaient reçu, suivaient les enseignes du roi. De ce nombre étaient les Saxons, et, quoiqu’on ne pût compter de leur part que sur une obéissance feinte et sans dévouement, ils servaient comme auxiliaires. Cette guerre avait pour motif les incursions dont les Esclavons ne cessaient de fatiguer les Obotrites, alliés des Francs, et auxquelles toutes les représentations de Charles n’avaient pu mettre un terme. Un bras de mer d’une longueur inconnue, mais dont la largeur, qui nulle part n’excède cent mille pas, est, dans beaucoup d’endroits, plus resserrée, s’étend de l’Océan occidental vers l’orient. Plusieurs nations habitent ses bords ; les Danois et les Suèves, que nous appelons Normands, occupent le rivage septentrional et toutes les îles ; sur la rive méridionale sont les Esclavons, les Aïstes et d’autres peuples. Les plus importants de ceux-ci étaient les Wélétabes, auxquels le roi faisait la guerre. Cependant une seule campagne, dans laquelle ce prince commandait en personne, suffit pour les écraser et les soumettre si complètement, que dans la suite ils n’osèrent plus faire la moindre résistance à ses ordres.
A cette expédition succéda la plus terrible de toutes les guerres que fit Charles, si l’on excepte celle des Saxons; ce fut la guerre contre les Avares ou Huns. Il y mit plus d’acharnement et y déploya de plus grandes forces que dans les autres. Il ne fit toutefois en personne qu’une seule campagne dans la Pannonie, pays qu’occupait alors cette nation, et se reposa sur son fils Pépin, les commandants des provinces, ses comtes et ses lieutenants, du reste de la guerre ; quoique soutenue par tous ceux-ci avec un très grand courage, elle ne fut terminée qu’au bout de huit ans. La Pannonie vide d’habitants, et la résidence royale du Chagan tellement dévastée qu’il n’y restait pas trace de demeure humaine, attestent combien il y eut de combats donnés et de sang répandu. Les Huns perdirent toute leur noblesse, virent périr toute leur gloire, et furent dépouillés de tout leur argent, ainsi que des trésors qu’ils avaient amassés depuis longues années. De mémoire d’homme, les Francs n’ont fait aucune guerre dont ils aient rapporté un butin plus abondant et de plus grandes richesses. Jusqu’à cette époque on aurait pu les regarder comme pauvres ; mais alors ils trouvèrent, dans le palais du roi des Huns, tant d’or et d’argent, et rapportèrent des combats tant de précieuses dépouilles, qu’on est fondé à croire que les Francs enlevèrent justement aux Huns ce que ceux-ci avaient précédemment ravi injustement aux autres nations. Les Francs ne perdirent au surplus dans cette guerre que deux des grands de leur nation ; l’un Herric, duc de Frioul, qui, en Dalmatie, tomba près de Tarsacoz, ville maritime, dans des embûches dressées par les assiégés; l’autre Gérold, gouverneur de Bavière, qui au moment où, dans la Pannonie, il rangeait son armée en bataille pour combattre les Huns, fut tué, on ne sait par qui, avec deux guerriers qui l’accompagnaient, pendant qu’à cheval il exhortait chacun à bien faire. Du reste, cette guerre qui traîna en longueur à cause de son étendue, coûta peu de sang aux Francs, et se termina heureusement pour eux. Après qu’elle fut achevée, la guerre contre les Saxons eut aussi un résultat proportionné à sa longue durée.
Deux autres guerres, l’une contre les Bohémiens, l’autre contre les peuples du Lunebourg, eurent ensuite lieu, furent conduites par Charles, le plus jeune des fils du roi, et finirent promptement.
Une dernière fut entreprise contre les Normands, qu’on appelle Danois, qui, se bornant d’abord à la piraterie, vinrent ensuite avec une nombreuse flotte ravager les côtes de la Gaule et de la Germanie. Leur roi Godefroi se laissait tellement enfler par d’orgueilleuses espérances, qu’il se promettait l’empire de la Germanie toute entière. La Frise et la Saxe, il les regardait comme des provinces à lui appartenantes. Les Obotrites ses voisins, déjà il les avait soumis et rendus tributaires ; il se vantait même qu’il arriverait bientôt avec de nombreuses forces jusqu’à à Aix-la-Chapelle où le roi tenait sa cour. Bien loin de n’ajouter aucune foi à ses menaces, tout arrogantes qu’elles étaient, on croyait généralement qu’il aurait hasardé quelque entreprise de cette sorte, s’il n’eût été prévenu par une mort prématurée. En effet, un de ses propres soldats l’assassina, et mit ainsi fin à sa vie et aux hostilités qu’il avait commencées.
Telles sont les guerres que Charles, le plus puissant des monarques, soutint en divers lieux de la terre avec autant d’habileté que de bonheur, pendant les quarante-sept ans que dura son règne. Le royaume des Francs, tel que le lui transmit Pépin son père, était déjà sans doute étendu et fort ; mais il le doubla presque, tant il l’agrandit par ses nobles conquêtes. Ce royaume, en effet, ne comprenait avant lui que la partie de la Gaule située entre le Rhin, la Loire, l’Océan et la mer Baléare, la portion de la Germanie habitée par les Francs, bornée par la Saxe, le Danube, le Rhin et la Sale, qui sépare les Thuringiens des Sorabes, le pays des Allemands et la Bavière. Charles y ajouta, par ses guerres mémorables, d’abord l’Aquitaine, la Gascogne, la chaîne entière des Pyrénées, et toutes les contrées jusqu’à l’Ebre qui prend sa source dans la Navarre, arrose les plaines les plus fertiles de l’Espagne, et se jette dans la mer Baléare sous les murs de Tortose ; ensuite toute la partie de l’Italie, qui de la vallée d’Aoste jusqu’à la Calabre inférieure, frontière des Grecs et des Bénéventins, s’étend sur une longueur de plus d’un million de pas; en outre la Saxe, portion considérable de la Germanie, et qui, regardée comme double en largeur de la partie de cette contrée qu’habitent les Francs, est réputée égale en longueur ; de plus, les deux Pannonies, la Dacie située sur la rive opposée du Danube, l’Istrie, la Croatie et la Dalmatie, à l’exception des villes maritimes, dont il voulut bien abandonner la possession à l’empereur de Constantinople, par suite de l’alliance et de l’amitié qui les unissaient ; enfin toutes les nations barbares et farouches, qui occupent la partie de la Germanie comprise entre le Rhin, la Vistule, le Danube et l’Océan ; quoique parlant à peu près une même langue, elles différent beaucoup par leurs mœurs et leurs usages. Il les dompta si complètement qu’il les rendit tributaires. Les principales sont les Wélétabes, les Sorabes, les Obotrites et les Bohémiens. Ce fut avec celles-là qu’il en vint aux mains ; mais il accepta la soumission des autres, dont le nombre est plus grand.
Il sut accroître aussi la gloire de son règne en se conciliant l’amitié de plusieurs rois et de divers peuples. Il s’attacha par des liens si forts Alphonse, roi de Galice et des Asturies, que celui-ci, lorsqu’il écrivait à Charles ou lui envoyait des ambassadeurs, ne voulait jamais s’intituler que son fidèle. Sa munificence façonna tellement à ses volontés les rois des Écossais qu’ils ne l’appelaient pas autrement que leur seigneur, et se disaient ses sujets et ses serviteurs. On a encore de leurs lettres, où ils lui témoignent en ces termes tolite leur affection. Haroun, prince des Perses et maître de presque tout l’Orient, à l’exception de l’Inde, lui fut uni d’une si parfaite amitié qu’il préférait sa bienveillance à elle de tous les rois et potentats de l’univers, et le regardait comme seul digne qu’il l’honorât par des marques de déférence et des présents. Aussi quand les envoyés que Charles avait chargés de porter des offrandes au Saint sépulcre du Seigneur et Sauveur du monde, et aux lieux témoins de sa résurrection, se présentèrent devant Haroun et lui firent connaître les désirs de leur maître, le prince des Perses ne se contenta pas d’acquiescer à la demande du roi, mais il lui accorda la propriété des lieux, berceau sacré de notre salut, et voulut qu’ils fussent soumis à sa puissance. Lorsque ensuite ces députés revinrent, Haroun les fit accompagner d’ambassadeurs qui apportèrent à Charles, outre des habits, des parfums, et d’autres riches produits de l’Orient, les plus magnifiques présents ; c’est ainsi que peu d’années auparavant, à la prière du roi, Haroun lui avait envoyé le seul éléphant qu’il eût alors. Les empereurs de Constantinople, Nicéphore, Michel, et Léon sollicitèrent aussi de leur propre mouvement son alliance et son amitié ; le titre d’empereur qu’il avait pris les inquiétait, et leur faisait redouter qu’il ne voulût leur enlever l’empire ; mais il conclut avec eux un ferme traité, tellement qu’il ne resta entre eux et lui aucun motif de division. La puissance des Francs était toujours en effet un objet de crainte pour les Romains et les Grecs, et de là vient ce proverbe grec qui subsiste encore :
« Ayez le Franc pour ami et non pour voisin. »
Quoique ardent à agrandir ses États, en soumettant à ses lois les nations étrangères, et quoique tout entier à l’exécution de ce vaste projet, Charles ne laissa pas de commencer et même de terminer en divers lieux beaucoup de travaux pour l’éclat et la commodité de son royaume. Les plus remarquables furent, sans aucun doute, la basilique construite avec un art admirable, en l’honneur de la mère de Dieu, à Aix-la-Chapelle, et le pont de Mayence sur le Rhin. Il était long de cinq cents pas, car telle est la largeur du fleuve en cet endroit. Mais ce bel ouvrage périt un an avant la mort de Charles, un incendie le consuma ; le roi pensait à le rétablir, et à employer la pierre au lieu du bois; mais la mort qui vint le surprendre l’en empêcha. Ce prince commença deux palais d’un beau travail ; l’un non loin de Mayence, près de la maison de campagne nommée Ingelheim ; l’autre à Nimègue sur le Wibal, qui coule le long de l’île des Bataves au midi. Mais il donna surtout ses soins à faire reconstruire, dans toute l’étendue de son royaume, les églises tombées en ruines par vétusté; les prêtres et les moines qui les desservaient eurent ordre de les rebâtir, et des commissaires furent envoyés par le roi pour veiller à l’exécution de ses commandements. Voulant réunir une flotte pour combattre les Normands, il fit fabriquer des vaisseaux sur tous les fleuves de la Gaule et de la Germanie qui se jettent dans l’Océan septentrional ; et comme les Normands dévastaient dans leurs courses continuelles les côtes de ces deux contrées , il plaça, dans tous les ports et les embouchures de fleuves propres à recevoir des navires, quelques bâtiments en station, et coupa ainsi le chemin à l’ennemi. Les mêmes précautions, il les employa sur toute la côte de la province Narbonnaise, de la Septimanie et de l’Italie jusqu’à Rome, contre les Maures, qui tout récemment avaient tenté d’exercer leurs pirateries dans ces parages. Grâces à ces mesures, tant que ce monarque vécut, on n’eut à souffrir aucun dommage grave, en Italie de la part des Maures, dans la Gaule et la Germanie, de celle des Normands ; les premiers cependant prirent par trahison, et ruinèrent Civita-Vecchia, ville d’Étrurie ; et les seconds ravagèrent dans la Frise quelques îles contiguës aux côtes de la Germanie.
Tel se montra Charles dans tout ce qui intéressait la défense, l’agrandissement et l’éclat de son royaume. Je vais dire maintenant quelles qualités distinguaient sa grande âme, raconter combien il déploya de constance dans tous les événements, soit heureux, soit funestes, et donner le détail de sa vie intérieure et domestique.
Quand, après la mort de son père, il eut partagé le royaume avec son frère, il supporta la jalousie et l’inimitié cachée de celui-ci avec une telle patience que c’était pour tous un sujet d’étonnement qu’il ne laissât paraître aucun ressentiment. Après avoir ensuite, à la sollicitation de sa mère, épousé la fille de Didier, roi des Lombards, il la répudia, on ne sait pour quel motif, au bout d’un an, et s’unit à Hildegarde, femme d’une des plus nobles familles de la nation des Suèves. Elle lui donna trois fils, Charles, Pépin et Louis, et autant de filles, Rotrude , Berthe et Gisèle ; il eut encore trois autres filles , Thédrade, Hildrude et Rothaïde, deux de Fastrade, sa troisième femme, qui appartenait à la nation des Francs orientaux, c’est-à-dire des Germains ; et l’autre, la troisième, d’une concubine dont le nom m’échappe pour le moment. Ayant perdu Fastrade, il épousa Luitgarde, Allemande de naissance, dont il n’eut pas d’enfants. Après la mort de cette dernière, il eut quatre concubines : Mathalgarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde ; Gersuinthe, saxonne, de qui lui naquit une autre fille, Adelrude ; Régina, qui mit au jour Drogon et Hugues ; et Adalinde , dont lui vint Théodoric. Sa mère Bertrade vieilli auprès de lui comblée d’honneurs ; il lui témoignait en effet le plus grand respect, et jamais il ne s’éleva entre eux le moindre nuage, si ce n’est une seule fois à l’occasion du divorce de Charles avec la fille de Didier que Bertrade lui avait fait épouser. Cette princesse suivit de près Hildegarde au tombeau, après avoir vu trois petits-fils et autant de petites-filles dans la maison de son fils. Celui-ci la fit enterrer avec les plus grands honneurs dans la basilique de Saint-Denis, où reposait déjà Pépin, son père. Charles n’avait qu’une sœur nommée Gisèle, vouée dès sa plus tendre enfance à la vie monastique, et qu’il aima et vénéra toujours autant que sa mère. Elle mourut quelques années avant lui dans le monastère où elle avait pris l’habit religieux.
Le roi voulut que ses enfants, tant fils que filles, fussent initiés aux études libérales que lui-même cultivait. Dès que l’âge des garçons le permit, il les fit exercer, suivant l’usage des Francs, à l’équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, pour qu’elles ne croupissent pas dans l’oisiveté, il ordonna qu’on les habituât au fuseau, à la quenouille et aux ouvrages de laine, et qu’on les formant à tout ce qu’il y a d’honnête. De tous ses enfants, il ne perdit avant sa mort que deux fils et une fille, Charles, l’aîné des garçons, Pépin, roi d’Italie, et Rotrude, la plus âgée des filles, promise en mariage à Constantin , empereur des Grecs. Pépin laissa un fils nommé Bernard, et cinq filles, Adélaïde, Atula, Gondrade , Berthe et Théodora. Le roi leur donna une preuve éclatante de sa tendresse en permettant que son petit-fils succédât au royaume de son père, et que ses petites-filles fussent élevées avec ses propres filles. Ce prince supporta la perte de ses fils et de sa fille avec moins de courage qu’on ne devait l’attendre de la fermeté d’âme qui le distinguait ; et sa tendresse de cœur qui n’était pas moins grande, lui fit verser des torrents de larmes. A la nouvelle de la mort du pape Adrien, son ami le plus dévoué, on le vit pleurer aussi, comme s’il eût perdu un frère ou le plus cher de ses enfants. Tout fait pour les liens de l’amitié, il les formait avec facilité, les conservait avec constance, et soignait religieusement tous les gens auxquels l’unissaient des liens de cette nature. Il apportait une telle surveillance à l’éducation de ses fils et de ses filles, que quand il n était pas hors de son royaume, jamais il ne mangeait ou ne voyageait sans les avoir avec lui ; les garçons l’accompagnaient à cheval, les filles suivaient par derrière, et une troupe nombreuse de soldats choisis, destinés à ce service, veillaient à leur sûreté. Elles étaient fort belles, et il les aimait avec passion ; aussi s’étonne-t-on qu’il n’ait jamais voulu en marier une seule, soit à quelqu’un des siens, soit à quelque étranger ; il les garda toutes chez lui et avec lui jusqu’à sa mort, disant qu’il ne pouvait se priver de leur société. Quoique heureux en toute autre chose, il éprouva dans ses filles la malignité de la mauvaise fortune ; mais il dissimula ce chagrin, et se conduisit comme si jamais elles n’eussent fait naître de soupçons injurieux, et qu’aucun bruit ne s’en fût répandu.
Il avait eu d’une de ses concubines un fils nommé Pépin, beau de visage, mais bossu, dont je n’ai pas fait mention en parlant de ses autres enfants. Dans le temps de la guerre contre les Huns, et pendant un hiver que le roi passait en Bavière, ce jeune homme feignit une maladie, s’unit à quelques grands d’entre les Francs qui l’avaient séduit du vain espoir de le mettre sur le trône, et conspira contre son père. Après la découverte du crime et la condamnation des coupables, Pépin fut rasé, sollicita et obtint la permission d’embrasser la vie monastique dans le couvent de Pruim. Une autre et plus violente conjuration se forma contre Charles en Germanie ; quelques-uns de ceux qui la tramèrent eurent les yeux crevés ; les autres conservèrent leurs membres, et tous furent exilés et déportés ; mais aucun ne perdit la vie, à l’exception de trois qui, pour n’être pas arrêtés, tirèrent l’épée, se défendirent, massacrèrent quelques soldats, et se firent tuer plutôt que de se rendre. Au surplus, la cruauté de la reine Fastrade est regardée comme la seule cause qui donna naissance à ces deux complots ; et si, dans ces deux circonstances, on en voulut à la vie du roi, c’est parce que, se prêtant à la méchanceté de sa femme, il avait paru inhumainement oublier sa douceur accoutumée et la bonté de sa nature.
Du reste, pendant toute sa vie, il sut si bien se concilier l’amour et la bienveillance de tous, tant au dedans qu’au dehors, que nul ne put jamais lui reprocher le plus petit acte d’une injuste rigueur. Il aimait les étrangers et mettait tous ses soins à les bien accueillir ; aussi accoururent-ils en si grand nombre qu’on les regardait avec raison comme une charge trop dispendieuse et pour le palais et pour le royaume même. Quant au roi, l’élévation de son âme lui faisait regarder ce fardeau comme léger ; la gêne fâcheuse qu’il en éprouvait, il la trouvait plus que payée par les louanges prodiguées à sa magnificence et l’éclat répandu sur son nom.
Charles était gros, robuste et d’une taille élevée, mais bien proportionnée, et qui n’excédait pas en hauteur sept fois la longueur de son pied. Il avait le sommet de la tête rond, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, les cheveux beaux, la physionomie ouverte et gaie ; qu’il fût assis ou debout, toute sa personne commandait le respect et respirait la dignité ; bien qu’il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts ; il marchait d’un pas ferme ; tous les mouvements de son corps présentaient quelque chose de mâle ; sa voix, quoique perçante, paraissait trop grêle pour son corps. Il jouit d’une santé constamment bonne jusqu’aux quatre dernières années qui précédèrent sa mort ; il fut alors fréquemment tourmenté de la fièvre, et finit même par boiter d’un pied. Dans ce temps de souffrance il se conduisait plutôt d’après ses idées que par le conseil des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux pour lui avoir interdit les viandes rôties dont il se nourrissait d’ordinaire, et prescrit des aliments bouillis. Il s’adonnait assidûment aux exercices du chevalet de la chasse ; c’était chez lui une passion de famille, car à peine trouverait-on dans toute la terre une nation qui pût égaler les Francs. Il aimait beaucoup encore les bains d’eaux naturellement chaudes, et s’exerçait fréquemment à nager, en quoi il était si habile que nul ne l’y surpassait. Par suite de ce goût il bâtit à Aix-la-Chapelle un palais qu’il habita constamment les dernières années de sa vie et jusqu’à sa mort ; ce n’était pas au reste seulement ses fils, mais souvent aussi les grands de sa cour, ses amis et les soldats chargés de sa garde personnelle qu’il invitait à partager avec lui le divertissement du bain ; aussi vit-on quelquefois jusqu’à cent personnes et plus le prendre tous ensemble.
Le costume ordinaire du roi était celui de ses pères, l’habit des Francs ; il avait sur la peau une chemise et des haut-de-chausses de toile de lin ; par-dessus étaient une tunique serrée avec une ceinture de soie et des chaussettes ; des bandelettes entouraient ses jambes, des sandales renfermaient ses pieds, et l’hiver un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et les épaules contre le froid. Toujours il était couvert de la saye des Wénètes et portait une épée dont la poignée et le baudrier étaient d’or ou d’argent ; quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n’était jamais que les jours de très grandes fêtes, ou quand il donnait audience aux ambassadeurs des autres nations. Les habits étrangers, quelque riches qu’ils fussent, il les méprisait et ne souffrait pas qu’on l’en revêtit. Deux fois seulement, dans les séjours qu’il fit à Rome, d’abord à la prière du pape Adrien, ensuite sur les instances de Léon, successeur de ce pontife, il consentit à prendre la longue tunique, la chlamyde et la chaussure romaine. Dans les grandes solennités, il se montrait avec un justaucorps brodé d’or, des sandales ornées de pierres précieuses, une saye retenue par une agrafe d’or, et un diadème tout brillant d’or et de pierreries, mais le reste du temps ses vêtements différaient peu de ceux des gens du commun.
Sobre dans le boire et le manger, il l’était plus encore dans le boire ; haïssant l’ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l’avait surtout en horreur pour lui et les siens. Quant à la nourriture, il ne pouvait s’en abstenir autant, et se plaignait souvent que le jeûne l’incommodait. Très rarement donnait-il de grands repas ; s’il le faisait, ce n’était qu’aux principales fêtes ; mais alors il réunissait un grand nombre de personnes. A son repas de tous les jours on ne servait jamais que quatre plats outre le rôti que les chasseurs apportaient sur la broche, et dont il mangeait plus volontiers que de tout autre mets. Pendant ce repas il se faisait réciter ou dire, et de préférence, les histoires et les chroniques des temps passés. Les ouvrages de saint Augustin, et particulièrement celui qui a pour titre e la Cité de Dieu, lui plaisaient aussi beaucoup. Il était tellement réservé dans l’usage du vin et de toute espèce de boisson qu’il ne buvait guerre que trois fois dans tout son repas ; en été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un coup, quittait ses vêtements et sa chaussure comme il le faisait le soir pour se coucher, et reposait deux ou trois heures. Le sommeil de la nuit, il l’interrompait quatre ou cinq fois, non seulement en se réveillant, mais en se levant tout à fait. Quand il se chaussait et s’habillait, non seulement il recevait ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelque procès sur lequel on ne pouvait prononcer sans son ordre, il faisait entrer aussitôt les parties, prenait connaissance de l’affaire, et rendait sa sentence comme s’il eût siégé sur un tribunal ; et ce n’était pas les procès seulement, mais tout ce qu’il avait à faire dans le jour, et les ordres à donner à ses ministres que ce prince expédiait ainsi dans ce moment.
Doué d’une éloquence abondante et forte, il s’exprimait avec une grande netteté sur toute espèce de sujets. Ne se bornant pas à sa langue paternelle, il donna beaucoup de soins à l’étude des langues étrangères, et apprit si bien le latin qu’il s’en servait comme de sa propre langue ; quant au grec, il le comprenait mieux qu’il ne le parlait. La fécondité de sa conversation était telle au surplus qu’il paraissait aimer trop à causer. Passionné pour les arts libéraux, il respectait les hommes qui s’y distinguaient et les comblait d’honneurs. Le diacre Pierre, vieillard, natif de Pise, lui apprit la grammaire ; dans les autres sciences il eut pour maître Albin, surnommé Alcuin, diacre breton, Saxon d’origine, l’homme le plus savant de son temps ; ce fut sous sa direction que Charles consacra beaucoup de temps et de travail à l’étude de la rhétorique, de la dialectique et surtout de l’astronomie, apprenant l’art de calculer la marche des astres et suivent leur cours avec une attention scrupuleuse et une étonnante sagacité ; il essaya même d’écrire, et avait habituellement sous le chevet de son lit des tablettes et des exemples pour s’exercer à former des lettres quand il se trouvait quelques instants libres ; mais il réussit peu dans cette étude commencée trop tard et à un âge peu convenable.
Élevé dès sa plus tendre enfance dans la religion chrétienne, ce monarque l’honora toujours avec une exemplaire et sainte piété. Poussé par sa dévotion il bâtit à Aix-la-Chapelle une basilique d’une grande beauté, l’enrichit d’or, d’argent, et de magnifiques candélabres, l’orna de portes et de grilles de bronze massif, et fit venir pour sa construction, de Ravenne et de Rome, les colonnes et les marbres qu’il ne pouvait tirer d’aucun autre endroit. Il s’y rendait exactement, pour les prières publiques, le matin et le soir, et y allait même aux offices de la nuit et à l’heure du saint sacrifice, tant que sa santé le lui permettait ; veillant avec attention à ce que les cérémonies s’y fissent avec une grande décence, il recommandait sans cesse aux gardiens de ne pas souffrir qu’on y apportât ou qu’on y laissait rien de malpropre ou d’indigne de la sainteté du lieu. Les vases sacrés d’or et d’argent et les ornements sacerdotaux dont il fit don à cette église étaient en si grande abondance dite, lorsqu’on célébrait les saints mystères, les portiers, qui sont les clercs du dernier rang, n’avaient pas besoin de se servir de leurs propres habits. Ce prince mit le plus grand soin à réformer la manière de réciter et de chanter les psaumes ; lui-même était fort habile à l’un et à l’autre, quoiqu’il ne récitât jamais en public et ne chantât qu’à voix basse et avec le gros des fidèles.
Toujours porté à soutenir les pauvres, et prodigue de ces dons gratuits que les Grecs appellent ίλιημοσνιη [aumône], il ne bornait pas ses charités à son pays et à ses seuls États ; mais au-delà des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il savait des Chrétiens dans la misère, il compatissait à leur détresse, et leur envoyait sans cesse de l’argent. S’il recherchait l’amitié des princes d’outre-mer, c’était surtout pour procurer des secours et du soulagement aux Chrétiens qui vivaient sous leur domination. Entre tous les lieux saints et respectables, il vénérait spécialement l’église de l’apôtre saint Pierre à Rome ; aussi lui fit-il des dons en or, en argent, et même en pierreries, pour de grandes sommes d’argent, et envoya-t-il aux papes des présents d’une immense valeur. Aussi encore, dans tout son règne, ne se glorifiait-il de rien tant que d’avoir rendu, par ses travaux et ses soins, à la ville de Rome son antique pouvoir, d’avoir protégé, défendu et comblé même de plus de richesses et de dons précieux qu’aucune autre église la basilique de Saint-Pierre ; et cependant, malgré toute la dévotion qu’il professait pour elle, il ne put y aller faire ses prières et acquitter ses vœux que quatre fois dans tout le cours des quarante-sept ans, qu’il occupa le trône.
Le désir de remplir ce pieux devoir ne fut pas le seul motif du dernier voyage que Charles fit à Rome. Le pape Léon, que les Romains accablèrent de mauvais traitements, et auquel ils arrachèrent les yeux et coupèrent la langue, se vit contraint de recourir à la protection du roi. Ce prince vint donc pour faire cesser le trouble, et remettre l’ordre dans l’État de l’Église. Dans ce but, il passa l’hiver à Rome, et y reçut à cette époque le nom d’Empereur et d’Auguste. Il était d’abord si loin de désirer cette dignité, qu’à assurait que, quoique le jour où on la lui conféra fût une des principales fêtes de l’année, il ne serait pas entré dans l’église, s’il eût pu soupçonner le projet du souverain pontife. Les empereurs grecs virent avec indignation que Charles eût accepté un tel titre ; lui n’opposa qu’une admirable patience à leur mécontentement, leur envoya de fréquentes ambassades, les appela ses frères dans ses lettres, et triompha de leur humeur par cette grandeur d’âme qui l’élevait sans contredit de beaucoup au dessus d’eux.
Les Francs sont régis, dans une foule de lieux, par deux lois très différentes. Charles s’était aperçu de ce qui y manquait. Après donc que le titre d’empereur lui eut été donné, il s’occupa d’ajouter à ces lois, de les faire accorder dans les points où elles différaient, de corriger leurs vices et leurs funestes extensions. Il ne fit cependant, à cet égard, qu’augmenter ces lois d’un petit nombre de capitulaires qui demeurèrent imparfaits. Mais toutes les nations soumises à son pouvoir n’avaient point eu jusqu’alors de lois écrites : il ordonna d’écrire leurs coutumes, et de les consigner sur des registres ; il en fit de même pour les poèmes barbares et très anciens qui chantaient les actions et les guerres des anciens rois, et de cette manière les conserva à la postérité. Une grammaire de la langue nationale fut aussi commencée par ses soins. Les mois avaient eu jusqu’à lui, chez les Francs, des noms moitié latins et moitié barbares ; Charles leur en donna de nationaux. Précédemment encore à peine pouvait-on désigner quatre vents par des mots différents ; il en distingua douze qui avaient chacun son nom propre. C’est ainsi qu’il appela janvier wintermanoht, février hormune, mars lenzinmanoht, avril ostermanoht, mai winnemanoht, juin rahmanoht, juillet hewimanoht, août aranmanoht, septembre wintumanoht, octobre indummemanoht, novembre herbistmanoht, décembre helmanoht. Quant aux vents, il nomma celui d’est ostroniwint, l’eurus ostsundroni, le vent de sud-est sundostroni, celui du midi sundroni, l’auster africain sundwestroni, l’africain westsundroni, le zéphire westroni, le vent de nord-ouest westnordroni, la bise nordwestroni, le vent de nord nordroni, l’aquilon nordostroni, et le Vulturne ostnordroni.
Vers la fin de sa vie, et quand déjà la vieillesse et la maladie l’accablaient, Charles appela près de lui son fils Louis, roi d’Aquitaine, le seul des enfants mâles qu’il avait eus d’Hildegarde qui fût encore vivant. Ayant en même temps réuni, de toutes les parties du royaume des Francs, les hommes les plus considérables dans une assemblée solennelle, il s’associa, du consentement de tous, ce jeune prince, l’établit héritier de tout le royaume et du titre impérial, et, lui mettant le diadème sur la tête, il ordonna qu’on eût à le nommer empereur et auguste. Ce parti fut applaudi de tous ceux qui étaient présents, parut inspiré d’en haut pour l’avantage de l’État, rehaussa la majesté de Charles, et frappa de terreur les nations étrangères. Ayant ensuite envoyé son fils en Aquitaine, le roi, suivant sa coutume, et quoique épuisé de vieillesse, alla chasser, dans les environs de son palais d’Aix. Après avoir employé la fin de l’automne à cet exercice, il revint à Aix-la-Chapelle au commencement de novembre pour y passer l’hiver. Au mois de janvier, une fièvre violente le saisit, et il s’alita. Dès ce moment, comme il le faisait toujours quand il avait la fièvre, il s’abstint de toute nourriture, persuadé que la diète triompherait de la maladie, ou tout au moins l’adoucirait ; mais à la fièvre se joignit une douleur de côté que les Grecs appellent pleurésie. Le roi, continuant toujours de ne rien manger, et ne se soutenant qu’à l’aide d’une boisson prise encore en petite quantité, mourut, après avoir reçu la communion, le septième jour depuis qu’il gardait le lit, le 28 janvier, à la troisième heure du jour, dans la soixante-douzième année de sa vie et la quarante-septième de son règne.
Son corps lavé et paré solennellement, suivant l’usage, fut porté et inhumé dans l’église, au milieu des pleurs et du deuil de tout le peuple. On balança d’abord sur le choix du lieu où on déposerait les restes de ce prince qui, de son vivant, n’avait rien prescrit à cet égard ; mais enfin on pensa généralement qu’on ne pouvait l’enterrer plus honorablement que dans la basilique que lui-même avait construite dans la ville, et à ses propres frais, en l’honneur de la sainte et immortelle Vierge, mère de Dieu, comme un gage de son amour pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ses obsèques eurent lieu le jour même qu’il mourut. Sur son tombeau, on éleva une arcade dorée, sur laquelle on mit son image et son épitaphe. Celle-ci porte :
« Sous cette pierre, gît le corps de Charles, grand et orthodoxe empereur, qui agrandit noblement le royaume des Francs, régna heureusement, quarante-sept ans, et mourut septuagénaire le 5 des calendes de février, la huit cent quatorzième année de l’incarnation du Seigneur, à la septième indiction. »
Plusieurs prodiges se firent remarquer aux approches de la fin du roi, et parurent non seulement aux autres, mais à lui-même, le menacer personnellement. Pendant les trois dernières années de sa vie il y eut de fréquentes éclipses de soleil et de lune ; on vit durant sept jours une tache noire dans le soleil ; la galerie que Charles avait bâtie à grands frais pour joindre la basilique au palais s’écroula tout à coup jusque dans ses fondements le jour de l’ascension de Notre-Seigneur. Le pont de bois que ce prince avait jeté sur le Rhin à Mayence, ouvrage admirable, fruit de dix ans d’un immense travail, et qui semblait devoir durer éternellement, fut de même consumé soudainement et en trois heures de temps par les flammes, et, à l’exception de ce que couvraient les eaux, il n’en resta pas un seul soliveau. Lors de sa dernière expédition dans la Saxe contre Godefroi, roi des Danois, Charles étant un jour sorti de son camp avant le lever du soleil et commentant à se mettre en marche, il vit lui-même une immense lumière tomber tout à coup du ciel, et, par un temps serein, fendre l’air de droite à gauche ; pendant que tout le monde admirait ce prodige et cherchait ce qu’il présageait, le cheval que montait l’empereur tomba la tête en avant et le jeta si violemment à terre qu’il eut l’agrafe de sa saye arrachée ainsi que le ceinturon de son épée rompu, et que, débarrassé de ses armes par les gens de sa suite qui s’empressèrent d’accourir, il ne put se relever sans appui ; le javelot qu’il tenait alors par hasard à la main fut emporté si loin qu’on le trouva tombé à plus de vingt pieds. Le palais d’Aix éprouva de plus de fréquentes secousses du tremblement de terre, et dans les bâtiments qu’occupait le roi on entendit craquer les plafonds. Le feu du ciel tomba sur la basilique, où dans la suite ce prince fut enterré, et la boule dorée qui décorait le faîte du toit, frappée de la foudre, fut brisée et jetée sur la maison de l’évêque contiguë a l’église. Dans cette même basilique, sur le bord de la corniche qui régnait autour de la partie inférieure de l’édifice entre les arcades du haut et celles du bas, était une inscription de couleur rougeâtre indiquant l’auteur de ce monument ; dans la dernière ligne se lisaient les mots Charles Prince ; quelques personnes remarquèrent que l’année où mourut ce monarque et peu de mois avant son décès, les lettres qui formaient le mot Prince étaient tellement effacées qu’à peine pouvait-on les distinguer. Quant à lui il ne témoigna nulle crainte de ces avertissements d’en haut, ou les méprisa comme s’ils ne regardaient en aucune manière sa destinée.
Il avait résolu de faire un testament pour régler ce qu’il voulait laisser à ses filles et aux enfants nés de ses concubines ; mais il ne put achever cet acte commencé trop tard. Trois ans avant sa mort, il régla le partage de ses trésors, de son argent, de sa garde-robe et du reste de son mobilier en présence de ses familiers et de ses ministres, et requit leur témoignage, afin qu’après sa mort la répartition de tous les objets, faite par lui et revêtue de leur approbation, fût maintenue. Il consigna ses dernières volontés sur les choses qu’il entendait partager ainsi dans un écrit sommaire dont voici l’esprit et le texte littéral :
« Au nom de Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ici commencent la description et la distribution réglées par le très glorieux et très pieux seigneur Charles, empereur auguste, des trésors et de l’argent trouvés ce jour dans sa chambre, l’année huit cent onzième depuis l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la quarante-troisième du règne de ce prince sur la France, la trente-sixième de son règne sur l’Italie, la onzième de l’Empire, indiction quatrième. Les voici telles qu’après une sage et mûre délibération il les arrêta et les fit avec l’approbation du Seigneur. En ceci, il a voulu principalement pourvoir d’abord à ce que la répartition des aumônes que les Chrétiens ont l’habitude de faire solennellement sur leurs biens, eût lieu pour lui, et de son argent, avec ordre et justice ; ensuite à ce que ses héritiers pussent connaître clairement et sans aucune ambiguïté ce qui doit appartenir à chacun d’eux, et se mettre en possession de leurs parts respectives sans discussion ni procès. Dans cette intention et ce but, il a divisé d’abord en trois parts tous les meubles et objets, soit or, argent, pierres précieuses et ornements royaux, qui, comme il a été dit, se trouveront ce jour dans sa chambre. Subdivisant ensuite ces parts, il en a séparé deux en vingt-et-un lots, et a réservé la troisième dans son intégrité. Des deux premières parts, il a composé vingt-et-un lots, afin que chacune des vingt-et-une villes qui, dans son royaume, sont reconnues comme métropoles, reçoive à titre d’aumône, par les mains de ses héritiers et amis, un de ces lots. L’archevêque qui régira alors une église métropolitaine, devra, quand il aura touché le lot appartenant à son église, le partager avec ses suffragants de telle manière que le tiers demeure à son église, et que les deux autres tiers se divisent entre ses suffragants. De ces lots formés des deux premières parts, et qui sont au nombre de vingt-et-un, compte les villes reconnues métropoles, chacun est sépare des autres, et renfermé à part dans une armoire, avec le nom de la ville à laquelle il doit être porté. Les noms des métropoles auxquelles ces aumônes ou largesses doivent être faites, sont Rome, Ravenne, Milan, Fréjus, Gratz, Cologne, Mayence, Juvavum, aujourd’hui Salzbourg, Trèves, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Reims, Arles, Vienne, Moustier dans la Tarentaise, Embrun, Bordeaux, Tours et Bourges. Quant à la part qu’il a décidé de conserver dans son intégrité, son intention est que, les deux autres étant divisées en lots, ainsi qu’il a été dit, et enfermées sous scellé, cette troisième serve aux besoins journaliers, et demeure comme une chose que les liens d’aucun voeu n’ont soustraite à la possession du propriétaire, et cela tant que celui-ci restera en vie, ou jugera l’usage de cette part nécessaire pour lui; mais après sa mort ou son renoncement volontaire aux biens du siècle , cette part sera subdivisée en quatre portions : la première se joindra aux vingt et un lots dont il a été parlé ci-dessus ;la seconde appartiendra aux fils et filles du testateur et aux fils et filles de ses fils, pour être partagée entre eux raisonnablement et avec équité : la troisième se distribuera aux pauvres, suivant l’usage des Chrétiens ; la quatrième se répartira de la même manière, et à titre d’aumône, entre les serviteurs et les servantes du palais, pour servir à assurer leur existence. A la troisième part du total entier, qui, comme les deux autres, consiste en or et argent, on joindra tous les objets d’airain, de fer et d’autres métaux, les vases, ustensiles, armes, vêtements, tous les meubles, soit précieux, soit de vil prix, servant à divers usages, comme rideaux, couvertures, tapis, draps grossiers, cuirs, selles, et tout ce qui, au jour de la mort du testateur, se trouvera dans son appartement et son vestiaire, et cela pour que les subdivisions de cette part soient plus considérables, et qu’un plus grand nombre de personnes puisse participer aux aumônes. Quant à sa chapelle, c’est-à-dire tout ce qui sert aux cérémonies ecclésiastiques, il a réglé que, tant ce qu’il a fait fabriquer ou amassé lui-même que ce qui lui est revenu de l’héritage paternel, demeure dans son entier, et ne soit pas partagé. S’il se trouvait cependant des vases, livres, ou autres ornements qui bien évidemment n’eussent point été donnés par lui à cette chapelle, celui qui les voudra pourra les acheter et les garder, en en payant le pris d’une juste estimation. Il en sera de même des livres dont il a réuni un grand nombre dans sa bibliothèque : ceux qui les désireront pourront les acquérir à un prix équitable, et le produit se distribuera aux pauvres. Parmi ses trésors et son argent, il y a trois tables de ce dernier métal et une d’or fort grande et d’un poids considérable. L’une des premières, qui est carrée, et sur laquelle est figurée la description de la ville de Constantinople, on la portera, comme l’a voulu et prescrit le testateur, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre à Rome, avec les autres présents qui lui sont assignés ; l’autre, de forme ronde, et représentant la ville de Rome, sera remise à l’évêque de l’église de Ravenne ; la troisième, bien supérieure aux autres par la beauté du travail et la grandeur du poids, entourée de trois cercles, et où le monde entier est figuré en petit et avec soin, viendra, ainsi que la table d’or qu’on a dit être la quatrième, en augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu’en aumônes. »
Cet acte et ces dispositions, l’empereur les fit et les régla en présence des évêques, abbés et comtes qu’il put réunir alors autour de lui, et dont les noms suivent : Évêques : Hildebald, Richulf, Arne, Wolfer, Bernoin, Laidrade, Jean, Théodulf, Jessé, Hetton, Waldgand. Abbés : Friedgis, Audoin, Angilbert, Irmine. Comtes : Wala, Meginhaire, Othulf, Étienne, Unroch, Burchard, Méginhard, Hatton, Richwin, Eddon, Erchangaire, Gérold, Béra, Hildigern, Roculf. Toutes ces volontés, Louis, fils de Charles, qui lui succéda par l’ordre de la divine Providence, et vit cet écrit, apporta le soin le plus religieux à les exécuter, aussi promptement qu’il fut possible, après la mort de son père.
« Confier à l’écriture ses pensées sans être en état de les bien disposer ni de les embellir et d’y répandre un charme qui attire le lecteur, est d’un homme qui abuse à l’excès et de son loisir et des lettres. »
Certes, cette sentence d’un si parfait orateur aurait eu le pouvoir de me détourner d’écrire, si je n’eusse été fermement résolu de m’exposer à la critique des hommes, et de donner, en composant, une mince opinion de mon talent, plutôt que de laisser, par ménagement pour mon amour-propre, périr la mémoire d’un si grand homme.
CHARLEMAGNE
La famille des Mérovingiens, dans laquelle les Francs avaient coutume de se choisir des rois, passe pour avoir duré jusqu’à Childéric, déposé, rasé et confiné dans un monastère par l’ordre du pontife romain Étienne. On peut bien, il est vrai, la regarder comme n’ayant fini qu’en ce prince ; mais depuis longtemps déjà elle ne faisait preuve d’aucune vigueur et ne montrait en elle-même rien d’illustre, si ce n’est le vain titre de roi. Les trésors et les forces du royaume étaient passés aux mains des préfets du palais, qu’on appelait maires du palais, et à qui appartenait réellement le souverain pouvoir. Le prince était réduit à se contenter de porter le nom de roi, d’avoir les cheveux flottants et la barbe longue, de s’asseoir sur le trône, et de représenter l’image du monarque. Il donnait audience aux ambassadeurs de quelque lieu qu’ils vinssent, et leur faisait, à leur départ, comme de sa pleine puissance, les réponses qui lui étaient enseignées ou plutôt commandées. A l’exception du vain nom de roi et d’une pension alimentaire mal assurée, et que lui réglait le préfet du palais selon son bon plaisir, il ne possédait en propre qu’une seule maison de campagne d’un fort modique revenu, et c’est là qu’il tenait sa cour, composée d’un très petit nombre de domestiques chargés du service le plus indispensable et soumis à ses ordres. S’il fallait qu’il allât quelque part, il voyageait monté sur un chariot traîné par des bœufs et qu’un bouvier conduisait à la manière des paysans ; c’est ainsi qu’il avait coutume de se rendre au palais et à l’assemblée générale de la nation qui se réunissait une fois chaque année pour les besoins du royaume ; c’est encore ainsi qu’il retournait d’ordinaire chez lui. Mais l’administration de l’État et tout ce qui devait se régler et se faire au dedans comme au dehors étaient remis aux soins du préfet du palais.
Lors de la déposition de Childéric, Pépin, père du roi Charles, remplissait, pour ainsi dire, par droit héréditaire, les fonctions de préfet du palais. Et en effet son père Charles, celui qui purgea la France des tyrans qui partout s’en arrogeaient l’empire, défit, dans deux grandes batailles, l’une à Poitiers en Aquitaine, l’autre sur les rives de la Berre, près de Narbonne, les Sarrasins qui voulaient s’emparer du royaume, les força de se retirer en Espagne, et occupa glorieusement cette même charge que lui avait laissée son père, nommé aussi Pépin. Cet office honorable, le peuple était dans l’habitude de ne le confier qu’à des hommes distingués au-dessus de tous les autres par l’illustration de leur naissance et la grandeur de leurs richesses. Pendant quelques années, Pépin père du roi Charles, partagea, sous le monarque qu’on vient de nommer, avec son frère Carloman, cette place que leur aïeul et leur père leur avaient transmise ; tous deux vécurent dans la plus parfaite union. Carloman, sans qu’on sache bien par quel motif, mais, à ce qu’il paraît, enflammé de l’amour de la vie contemplative, abandonna les pénibles soins du pouvoir temporel, se rendit à Rome pour y vivre en repos, y prit l’habit monastique, construisit un couvent sur le mont Soracte auprès de l’église du bienheureux Silvestre, s’y renferma avec quelques religieux qui s’étaient joints à lui, et y jouit pendant plusieurs années de la tranquillité, seul objet de ses vœux. Cependant comme beaucoup de nobles, partis de la France, se rendaient solennellement à Rome pour s’acquitter de leurs vœux, et, ne voulant pas manquer de témoigner leurs respects à leur ancien maître, troublaient par de fréquentes visites la vie paisible dans laquelle se complaisait Carloman, ils le forcèrent ainsi à changer de demeure. Reconnaissant en effet que cette foule de gens le détournait du but qu’il se proposait, il quitta le mont Soracte, se retira dans le Samnium, au monastère de Saint-Benoît, situé près du Mont-Cassin, et y consacra aux exercices de la vie religieuse les restes de son existence dans ce monde.
Pépin qui, de préfet du palais, avait été fait roi par l’autorité du pontife romain, mourut à Paris d’une hydropisie, après avoir régné seul plus de quinze ans sur les Francs, et fait, pendant neuf ans de suite, la guerre en Aquitaine contre Waïfer, duc de ce pays. Il laissait deux fils, Charles et Carloman, qui, par la volonté divine, succédèrent à sa couronne. Et en effet, les Francs y réunis en assemblée générale et solennelle, se donnèrent pour rois ces deux princes, sous la condition préalable qu’ils se partageraient également le royaume ; que Charles aurait, pour la gouverner, la portion échue primitivement à leur père Pépin, et Carloman celle qu’avait régie leur oncle Carloman. Tous deux acceptèrent ces conventions, et chacun reçut la partie du royaume qui lui revenait d’après le mode de partage arrêté ; l’union se maintint entre eux quoique avec une grande difficulté ; plusieurs de ceux du parti de Carloman tentèrent en effet de rompre la concorde, et quelques uns méditèrent même de précipiter les deux frères dans la guerre ; mais il y eut dans toute cette affaire plus de méfiance que de danger réel ; l’événement le prouva, lorsqu’à la mort de Carloman, sa veuve, avec ses enfants et plusieurs des principaux d’entre les grands attachés à ce prince, s’enfuit en Italie, et manifestant, quoique sans aucun prétexte, son éloignement pour le frère de son mari, alla se mettre ainsi que ses enfants sous la protection de Didier, roi des Lombards. Quant à Carloman, il mourut de maladie après avoir administré pendant deux ans le royaume conjointement avec son frère.
Après la mort de ce prince, Charles fut établi seul roi, du consentement unanime des Francs. On n’a rien écrit sur sa naissance, sa première enfance et sa jeunesse ; parmi les gens qui lui survivent, je n’en ai connu aucun qui puisse se flatter de connaître les détails de ses premières années ; je croirais donc déplacé d’en rien dire, et laissant de coté ce que j’ignore, je passe au récit et au développement des actions, des mœurs et des autres parties de la vie de ce monarque. Cette tâche, je la remplirai de manière à ne rien omettre de nécessaire ou de bon à savoir, d’abord sur ce qu’il a fait au dedans et au dehors, ensuite sur ses mœurs et ses travaux, enfin sur son administration et sa mort.
De toutes ses guerres, la première fut celle d’Aquitaine, entreprise, mais non terminée par son père ; il croyait pouvoir l’achever promptement avec l’aide de son frère, alors vivant, dont il avait sollicité le concours. Quoique celui-ci, malgré ses engagements, ne lui fournît aucun secours, Charles exécuta courageusement l’expédition projetée, et ne voulut ni abandonner ce qu’il avait commencé, ni prendre de repos qu’il n’eût, par une persévérance soutenue, amené son entreprise à un résultat complet. Il contraignit en effet à quitter l’Aquitaine, et à fuir en Gascogne, Hunold , qui, après la mort de Waïfer, avait tenté de s’emparer de l’Aquitaine, et de renouveler une guerre déjà presque assoupie. Décidé à ne pas même souffrir Hunold dans cet asile, Charles passe la Garonne après avoir élevé le fort de Frousac, somme, par des envoyés, Loup, duc des Gascons, de lui livrer le fugitif, et, s’il ne le remet sur-le-champ, le menace d’aller le lui demander les armes à la main. Mais Loup, écoutant les conseils de la prudence, rendit Hunold, et se soumit lui-même, ainsi que la province qu’il commandait, à la puissance du vainqueur.
Cette guerre finie, et les affaires d’Aquitaine réglées, Charles, après la mort du frère avec lequel il partageait le royaume, porta ses armes en Lombardie, sur les prières et les instantes supplications d’Adrien, évêque de Rome. Son père, Pépin, à la demande du pape Étienne, avait fait précédemment une pareille expédition, mais non sans de grandes difficultés ; plusieurs des principaux d’entre les Francs, dont ce prince était dans l’usage de prendre les conseils, poussèrent en effet la résistance à ses volontés au point de déclarer hautement qu’ils l’abandonneraient et retourneraient chez eux. Cette guerre contre le roi Astolphe eut cependant lieu, et fut promptement terminée. Mais quoique celle qu’entreprit Charles en Lombardie et celle qu’y soutint son père parussent avoir une cause semblable, ou plutôt tout à fait la même, les fatigues de la lutte et les résultats différèrent certainement beaucoup. Pépin, après avoir assiégé quelques jours la ville de Pavie, força le roi Astolphe à donner des otages, à restituer les places et châteaux enlevés aux Romains, et à s’obliger par serment de ne rien reprendre de ce qu’il avait rendu. Mais Charles tint Didier assiégé longtemps, et, la guerre une fois commencée, ne s’en désista qu’après avoir contraint ce roi de se rendre à discrétion. chassé du royaume de son père, et de l’Italie même, son fils Adalgise, vers qui les Lombards paraissaient tourner toutes leurs espérances, remis les Romains en possession de tout ce qu’on leur avait pris, accablé Rotgaud, duc de Frioul, qui machinait de nouvelles révoltes, subjugué toute l’Italie, et donné son fils Pépin pour roi au pays conquis. J’aurais pu décrire ici les immenses difficultés que les Francs, à leur entrée en Italie, trouvèrent à passer les Alpes, et les pénibles travaux qu’il leur fallut supporter pour franchir ces sommets de monts inaccessibles, ces rocs qui s’élancent vers le ciel, et ces rudes masses de pierres ; mais mon but, dans cet ouvrage, est de transmettre à la postérité plutôt la manière de vivre de Charles que les détails de ses guerres. Celle-ci se termina par la soumission de l’Italie, l’exil et la captivité perpétuelle de Didier, l’expulsion de son fils Adalgise hors de l’Italie, et la restitution à Adrien, chef de l’église romaine, de tout ce qu’avaient envahi sur elle les rois de Lombardie.
Cette affaire finie, la guerre contre les Saxons, qui paraissait comme suspendue, recommença. Aucune ne fut plus longue, plus cruelle et plus laborieuse pour les Francs. Les Saxons, ainsi que la plupart des nations de la Germanie, naturellement féroces, adonnés au culte des faux dieux, et ennemis de notre religion, n’attachaient aucune honte à profaner ou à violer les lois divines et humaines. Une foule de causes pouvaient troubler journellement la paix; à l’exception de quelques points où de vastes forêts et de hautes montagnes séparaient les deux peuples et marquaient d’une manière certaine les limites de leurs propriétés respectives, nos frontières touchaient presque partout, dans le pays plat, celles des Saxons ; aussi voyait-on le meurtre, le pillage et l’incendie se renouveler sans cesse tant d’un côté que de l’autre. Les Francs en furent si irrités qu’ils résolurent de ne plus se contenter d’user de représailles, et de déclarer aux Saxons une guerre ouverte. Une fois commencée, elle dura trente-trois ans sans interruption, se fit des deux parts avec une grande animosité, mais fut beaucoup plus funeste aux Saxons qu’aux Francs. Elle eût pu cependant finir plus tôt, si la perfidie des Saxons l’eût permis. Il serait difficile de dire combien de fois, vaincus et suppliants, ils s’abandonnèrent aux volontés du roi, promirent d’obéir à ses ordres, remirent sans retard les otages qu’on leur demandait, et reçurent les gouverneurs qui leur étaient envoyés. Quelque fois même, entièrement abattus et domptés, ils consentirent à quitter le culte des faux dieux, et à se soumettre au joug de la religion chrétienne ; mais autant ils se montraient faciles et empressés à prendre ces engagements, autant ils étaient prompts à les violer ; si l’un leur coûtait plus que l’autre, il serait impossible de l’affirmer ; et en effet, depuis l’instant où les hostilités contre eux commencèrent, à peine se passa-t-il une seule année sans qu’ils se rendissent coupables de cette mobilité. Mais leur manque de foi ne put ni vaincre la magnanimité du roi et sa constante fermeté d’âme dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ni le dégoûter de poursuivre l’exécution de ses projets. Jamais il ne souffrit qu’ils se montrassent impunément déloyaux ; toujours il mena son armée ou l’envoya, sous la conduite de ses comtes, châtier leur perfidie et les punir comme ils le méritaient. A la fin, ayant battu et subjugué les plus constants à lui résister, il fit enlever, avec leurs femmes et leurs enfants, dix mille de ceux qui habitaient les deux rives de l’Elbe, et les répartit çà et là en mille endroits séparés de la Gaule et de la Germanie. Cette guerre, qui avait duré tant d’années, finit alors à la condition prescrite par le roi et acceptée par les Saxons, savoir que ceux-ci renonceraient au culte des idoles et aux cérémonies religieuses de leurs pères, embrasseraient le christianisme, recevraient le baptême, se réuniraient aux Francs, et ne feraient plus avec eux qu’un seul peuple.
Quoique cette guerre se soit continuée pendant un très longtemps, Charles ne combattit l’ennemi que deux fois en bataille rangée, d’abord près du mont Osneg, dans le lieu appelé Theotmel, ensuite sur les bords de la hase, et cela dans un seul mois et à peu de jours d’intervalle. Dans ces deux actions générales, les Saxons furent tellement défaits et taillés en pièces qu’ils n’osèrent plus ni provoquer ce prince ni l’attendre et lui résister, à moins qu’ils ne se vissent protégés par quelque position forte. Comme les Saxons, les Francs perdirent beaucoup de leurs nobles et plusieurs hommes revêtus des plus hautes et plus honorables fonctions. Mais enfin cette lutte cessa dans sa trente-troisième année. Pendant qu’elle durait, de si nombreuses et si grandes guerres furent en même temps suscitées aux Francs dans diverses parties de la terre, et dirigées par l’habileté de leur monarque, que les témoins même de ses actions pourraient justement douter si c’est de sa patience dans les travaux ou de sa fortune qu’on doit le plus s’étonner ; et en effet, deux ans avant que la guerre se fît en Italie, celle de Charles contre les Saxons commença ; et quoiqu’elle se continuât sans interruption, on ne ralentit en rien celles qui avaient lieu en quelque endroit que ce fût, et on ne cessa nulle part de combattre avec les mêmes succès. Le roi qui, de tous les princes dont les nations reconnaissaient alors les lois, était le plus distingué par la prudence et le plus éminent par la grandeur d’âme, ne se laissait ni détourner par la crainte des fatigus, ni rebuter par l’horreur des dangers dans aucune des choses qu’il devait entreprendre ou exécuter ; mais habile à subir et à porter comme il le fallait chaque événement, jamais il ne se montrait ni abattu par les revers ni ébloui par les faveurs de la fortune dans les succès.
Pendant qu’il faisait aux Saxons une guerre vive et presque continue, il répartit des garnisons sur tous les points favorables des frontières du côté de l’Espagne, attaqua ce royaume à la tête de l’armée la plus considérable qu’il put réunir franchit les gorges des Pyrénées, força de se rendre à discrétion toutes les places et les châteaux forts devant lesquels il se présenta, et ramena les troupes saines et sauves. A son retour cependant, il eut, dans les Pyrénées mêmes, à souffrir un peu de la perfidie des Gascons. Dans sa marche, l’armée ce défilait sur une ligne étroite et longue, comme l’y obligeait la nature d’un terrain resserré. Les Gascons s’embusquèrent sur la crête de la montagne, qui, par le nombre et l’épaisseur de ses bois, favorisait leurs artifices ; de là, se précipitent sur la queue des bagages, et sur l’arrière-garde destinée à protéger ce qui la précédait, ils les rejetèrent dans le fond de la vallée, tuèrent, après un combat opiniâtre, tous les hommes jusqu’au dernier, pillèrent les bagages, et, protégés par les ombres de la nuit qui déjà s’épaississaient, s’éparpillèrent en divers lieux avec une extrême célérité. Les Gascons avaient pour eux dans cet engagement la légèreté de leurs armes et l’avantage de la position. La pesanteur des armes et la difficulté du terrain rendaient au contraire les Francs inférieurs en tout à leurs ennemis. Eggiard , maître d’hôtel du roi, Anselme, comte du palais, Roland commandant des frontières de Bretagne et plusieurs autres périrent dans cette affaire. Tirer vengeance sur-le-champ de cet échec ne se pouvait pas. Le coup fait, ses auteurs s’étaient tellement dispersés qu’on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où on devait les aller chercher.
Les Bretons qui habitent, sur les rives de l’Océan, la partie la plus reculée de la Gaule occidentale, refusaient de reconnaître les ordres de Charles ; il envoya contre eux une armée qui les fit rentrer dans le devoir, et les contraignit de donner des otages, et de s’obliger à faire ce qui leur serait commandé. Lui-même ensuite passa en Italie à la tête de ses troupes, traversa Rome, s’approcha de Capoue, ville de Campanie, établit là son camp, et menaça les Bénéventins de la guerre, s’ils ne se soumettaient. Leur duc Arégise s’empressa de prévenir ce malheur, envoya ses fils Romuald et Grimoald avec une grande somme d’argent au devant du roi, le fit prier de les accepter pour otages, promit pour sa nation et pour lui-même une entière obéissance, et ne demanda d’autre grâce que d’être dispensé de se présenter en personne. Charles, plus touché du salut des Bénéventins que de l’obstination de leur duc, accepta les otages qu’offrait celui-ci, et lui accorda comme une immense faveur la permission de ne pas venir le trouver, se contentant même de retenir comme otage le cadet des fils du duc, il renvoya l’aîné à son père, chargea des commissaires d’aller, avec Arégise, exiger et recevoir le serment de fidélité des Bénéventins, revint à Rome, et, après y avoir consacré quelques jours à visiter les lieux saints, repassa dans les Gaules.
Ce prince entreprit ensuite tout à coup et termina promptement la guerre de Bavière. Elle eut pour cause l’insolence et la lâche perfidie de Tassilon, duc de ce pays, poussé par sa femme, fille du roi Didier, qui espérait venger la chute de son père à l’aide de son mari. Celui-ci s’unit aux Huns, voisins des Bavarois du côté de l’Orient, et osa non seulement secouer le joug, mais provoquer le roi. La grande âme de Charles ne pouvait supporter un tel excès d’arrogance ; rassemblant des troupes de toutes parts, il marche en personne contre la Bavière, arrive à la tête d’une armée considérable sur le Lech qui sépare les Bavarois des Allemands, pose son camp sur les bords de ce fleuve, et, avant d’entrer dans le pays, envoie des députés au duc pour essayer de le ramener au devoir. Tassilon, reconnaissant qu’il ne serait utile ni à lui ni aux siens de persister dans la révolte, se rend en suppliant auprès du roi, donne les otages qui lui sont demandés, entre autres son fils Théodon, et s’engage sous la foi du serment à ne jamais prêter l’oreille à quiconque voudrait lui persuader de se soustraire à la puissance et à la protection de Charles. Ainsi finit rapidement cette guerre qui paraissait devoir être très grave. Dans la suite cependant, Tassilon, appelé près du roi, n’eut pas la permission de retourner en Bavière ; et tout le pays qu’il occupait ne fut plus gouverné par un duc, mais régi par des comtes.
Cette révolte comprimée, Charles porta ses armes contre les Esclavons, que nous nommons d’ordinaire Wiltzes, mais qui s’appellent proprement Wélétabes. Divers peuples, d’après l’ordre qu’ils en avaient reçu, suivaient les enseignes du roi. De ce nombre étaient les Saxons, et, quoiqu’on ne pût compter de leur part que sur une obéissance feinte et sans dévouement, ils servaient comme auxiliaires. Cette guerre avait pour motif les incursions dont les Esclavons ne cessaient de fatiguer les Obotrites, alliés des Francs, et auxquelles toutes les représentations de Charles n’avaient pu mettre un terme. Un bras de mer d’une longueur inconnue, mais dont la largeur, qui nulle part n’excède cent mille pas, est, dans beaucoup d’endroits, plus resserrée, s’étend de l’Océan occidental vers l’orient. Plusieurs nations habitent ses bords ; les Danois et les Suèves, que nous appelons Normands, occupent le rivage septentrional et toutes les îles ; sur la rive méridionale sont les Esclavons, les Aïstes et d’autres peuples. Les plus importants de ceux-ci étaient les Wélétabes, auxquels le roi faisait la guerre. Cependant une seule campagne, dans laquelle ce prince commandait en personne, suffit pour les écraser et les soumettre si complètement, que dans la suite ils n’osèrent plus faire la moindre résistance à ses ordres.
A cette expédition succéda la plus terrible de toutes les guerres que fit Charles, si l’on excepte celle des Saxons; ce fut la guerre contre les Avares ou Huns. Il y mit plus d’acharnement et y déploya de plus grandes forces que dans les autres. Il ne fit toutefois en personne qu’une seule campagne dans la Pannonie, pays qu’occupait alors cette nation, et se reposa sur son fils Pépin, les commandants des provinces, ses comtes et ses lieutenants, du reste de la guerre ; quoique soutenue par tous ceux-ci avec un très grand courage, elle ne fut terminée qu’au bout de huit ans. La Pannonie vide d’habitants, et la résidence royale du Chagan tellement dévastée qu’il n’y restait pas trace de demeure humaine, attestent combien il y eut de combats donnés et de sang répandu. Les Huns perdirent toute leur noblesse, virent périr toute leur gloire, et furent dépouillés de tout leur argent, ainsi que des trésors qu’ils avaient amassés depuis longues années. De mémoire d’homme, les Francs n’ont fait aucune guerre dont ils aient rapporté un butin plus abondant et de plus grandes richesses. Jusqu’à cette époque on aurait pu les regarder comme pauvres ; mais alors ils trouvèrent, dans le palais du roi des Huns, tant d’or et d’argent, et rapportèrent des combats tant de précieuses dépouilles, qu’on est fondé à croire que les Francs enlevèrent justement aux Huns ce que ceux-ci avaient précédemment ravi injustement aux autres nations. Les Francs ne perdirent au surplus dans cette guerre que deux des grands de leur nation ; l’un Herric, duc de Frioul, qui, en Dalmatie, tomba près de Tarsacoz, ville maritime, dans des embûches dressées par les assiégés; l’autre Gérold, gouverneur de Bavière, qui au moment où, dans la Pannonie, il rangeait son armée en bataille pour combattre les Huns, fut tué, on ne sait par qui, avec deux guerriers qui l’accompagnaient, pendant qu’à cheval il exhortait chacun à bien faire. Du reste, cette guerre qui traîna en longueur à cause de son étendue, coûta peu de sang aux Francs, et se termina heureusement pour eux. Après qu’elle fut achevée, la guerre contre les Saxons eut aussi un résultat proportionné à sa longue durée.
Deux autres guerres, l’une contre les Bohémiens, l’autre contre les peuples du Lunebourg, eurent ensuite lieu, furent conduites par Charles, le plus jeune des fils du roi, et finirent promptement.
Une dernière fut entreprise contre les Normands, qu’on appelle Danois, qui, se bornant d’abord à la piraterie, vinrent ensuite avec une nombreuse flotte ravager les côtes de la Gaule et de la Germanie. Leur roi Godefroi se laissait tellement enfler par d’orgueilleuses espérances, qu’il se promettait l’empire de la Germanie toute entière. La Frise et la Saxe, il les regardait comme des provinces à lui appartenantes. Les Obotrites ses voisins, déjà il les avait soumis et rendus tributaires ; il se vantait même qu’il arriverait bientôt avec de nombreuses forces jusqu’à à Aix-la-Chapelle où le roi tenait sa cour. Bien loin de n’ajouter aucune foi à ses menaces, tout arrogantes qu’elles étaient, on croyait généralement qu’il aurait hasardé quelque entreprise de cette sorte, s’il n’eût été prévenu par une mort prématurée. En effet, un de ses propres soldats l’assassina, et mit ainsi fin à sa vie et aux hostilités qu’il avait commencées.
Telles sont les guerres que Charles, le plus puissant des monarques, soutint en divers lieux de la terre avec autant d’habileté que de bonheur, pendant les quarante-sept ans que dura son règne. Le royaume des Francs, tel que le lui transmit Pépin son père, était déjà sans doute étendu et fort ; mais il le doubla presque, tant il l’agrandit par ses nobles conquêtes. Ce royaume, en effet, ne comprenait avant lui que la partie de la Gaule située entre le Rhin, la Loire, l’Océan et la mer Baléare, la portion de la Germanie habitée par les Francs, bornée par la Saxe, le Danube, le Rhin et la Sale, qui sépare les Thuringiens des Sorabes, le pays des Allemands et la Bavière. Charles y ajouta, par ses guerres mémorables, d’abord l’Aquitaine, la Gascogne, la chaîne entière des Pyrénées, et toutes les contrées jusqu’à l’Ebre qui prend sa source dans la Navarre, arrose les plaines les plus fertiles de l’Espagne, et se jette dans la mer Baléare sous les murs de Tortose ; ensuite toute la partie de l’Italie, qui de la vallée d’Aoste jusqu’à la Calabre inférieure, frontière des Grecs et des Bénéventins, s’étend sur une longueur de plus d’un million de pas; en outre la Saxe, portion considérable de la Germanie, et qui, regardée comme double en largeur de la partie de cette contrée qu’habitent les Francs, est réputée égale en longueur ; de plus, les deux Pannonies, la Dacie située sur la rive opposée du Danube, l’Istrie, la Croatie et la Dalmatie, à l’exception des villes maritimes, dont il voulut bien abandonner la possession à l’empereur de Constantinople, par suite de l’alliance et de l’amitié qui les unissaient ; enfin toutes les nations barbares et farouches, qui occupent la partie de la Germanie comprise entre le Rhin, la Vistule, le Danube et l’Océan ; quoique parlant à peu près une même langue, elles différent beaucoup par leurs mœurs et leurs usages. Il les dompta si complètement qu’il les rendit tributaires. Les principales sont les Wélétabes, les Sorabes, les Obotrites et les Bohémiens. Ce fut avec celles-là qu’il en vint aux mains ; mais il accepta la soumission des autres, dont le nombre est plus grand.
Il sut accroître aussi la gloire de son règne en se conciliant l’amitié de plusieurs rois et de divers peuples. Il s’attacha par des liens si forts Alphonse, roi de Galice et des Asturies, que celui-ci, lorsqu’il écrivait à Charles ou lui envoyait des ambassadeurs, ne voulait jamais s’intituler que son fidèle. Sa munificence façonna tellement à ses volontés les rois des Écossais qu’ils ne l’appelaient pas autrement que leur seigneur, et se disaient ses sujets et ses serviteurs. On a encore de leurs lettres, où ils lui témoignent en ces termes tolite leur affection. Haroun, prince des Perses et maître de presque tout l’Orient, à l’exception de l’Inde, lui fut uni d’une si parfaite amitié qu’il préférait sa bienveillance à elle de tous les rois et potentats de l’univers, et le regardait comme seul digne qu’il l’honorât par des marques de déférence et des présents. Aussi quand les envoyés que Charles avait chargés de porter des offrandes au Saint sépulcre du Seigneur et Sauveur du monde, et aux lieux témoins de sa résurrection, se présentèrent devant Haroun et lui firent connaître les désirs de leur maître, le prince des Perses ne se contenta pas d’acquiescer à la demande du roi, mais il lui accorda la propriété des lieux, berceau sacré de notre salut, et voulut qu’ils fussent soumis à sa puissance. Lorsque ensuite ces députés revinrent, Haroun les fit accompagner d’ambassadeurs qui apportèrent à Charles, outre des habits, des parfums, et d’autres riches produits de l’Orient, les plus magnifiques présents ; c’est ainsi que peu d’années auparavant, à la prière du roi, Haroun lui avait envoyé le seul éléphant qu’il eût alors. Les empereurs de Constantinople, Nicéphore, Michel, et Léon sollicitèrent aussi de leur propre mouvement son alliance et son amitié ; le titre d’empereur qu’il avait pris les inquiétait, et leur faisait redouter qu’il ne voulût leur enlever l’empire ; mais il conclut avec eux un ferme traité, tellement qu’il ne resta entre eux et lui aucun motif de division. La puissance des Francs était toujours en effet un objet de crainte pour les Romains et les Grecs, et de là vient ce proverbe grec qui subsiste encore :
« Ayez le Franc pour ami et non pour voisin. »
Quoique ardent à agrandir ses États, en soumettant à ses lois les nations étrangères, et quoique tout entier à l’exécution de ce vaste projet, Charles ne laissa pas de commencer et même de terminer en divers lieux beaucoup de travaux pour l’éclat et la commodité de son royaume. Les plus remarquables furent, sans aucun doute, la basilique construite avec un art admirable, en l’honneur de la mère de Dieu, à Aix-la-Chapelle, et le pont de Mayence sur le Rhin. Il était long de cinq cents pas, car telle est la largeur du fleuve en cet endroit. Mais ce bel ouvrage périt un an avant la mort de Charles, un incendie le consuma ; le roi pensait à le rétablir, et à employer la pierre au lieu du bois; mais la mort qui vint le surprendre l’en empêcha. Ce prince commença deux palais d’un beau travail ; l’un non loin de Mayence, près de la maison de campagne nommée Ingelheim ; l’autre à Nimègue sur le Wibal, qui coule le long de l’île des Bataves au midi. Mais il donna surtout ses soins à faire reconstruire, dans toute l’étendue de son royaume, les églises tombées en ruines par vétusté; les prêtres et les moines qui les desservaient eurent ordre de les rebâtir, et des commissaires furent envoyés par le roi pour veiller à l’exécution de ses commandements. Voulant réunir une flotte pour combattre les Normands, il fit fabriquer des vaisseaux sur tous les fleuves de la Gaule et de la Germanie qui se jettent dans l’Océan septentrional ; et comme les Normands dévastaient dans leurs courses continuelles les côtes de ces deux contrées , il plaça, dans tous les ports et les embouchures de fleuves propres à recevoir des navires, quelques bâtiments en station, et coupa ainsi le chemin à l’ennemi. Les mêmes précautions, il les employa sur toute la côte de la province Narbonnaise, de la Septimanie et de l’Italie jusqu’à Rome, contre les Maures, qui tout récemment avaient tenté d’exercer leurs pirateries dans ces parages. Grâces à ces mesures, tant que ce monarque vécut, on n’eut à souffrir aucun dommage grave, en Italie de la part des Maures, dans la Gaule et la Germanie, de celle des Normands ; les premiers cependant prirent par trahison, et ruinèrent Civita-Vecchia, ville d’Étrurie ; et les seconds ravagèrent dans la Frise quelques îles contiguës aux côtes de la Germanie.
Tel se montra Charles dans tout ce qui intéressait la défense, l’agrandissement et l’éclat de son royaume. Je vais dire maintenant quelles qualités distinguaient sa grande âme, raconter combien il déploya de constance dans tous les événements, soit heureux, soit funestes, et donner le détail de sa vie intérieure et domestique.
Quand, après la mort de son père, il eut partagé le royaume avec son frère, il supporta la jalousie et l’inimitié cachée de celui-ci avec une telle patience que c’était pour tous un sujet d’étonnement qu’il ne laissât paraître aucun ressentiment. Après avoir ensuite, à la sollicitation de sa mère, épousé la fille de Didier, roi des Lombards, il la répudia, on ne sait pour quel motif, au bout d’un an, et s’unit à Hildegarde, femme d’une des plus nobles familles de la nation des Suèves. Elle lui donna trois fils, Charles, Pépin et Louis, et autant de filles, Rotrude , Berthe et Gisèle ; il eut encore trois autres filles , Thédrade, Hildrude et Rothaïde, deux de Fastrade, sa troisième femme, qui appartenait à la nation des Francs orientaux, c’est-à-dire des Germains ; et l’autre, la troisième, d’une concubine dont le nom m’échappe pour le moment. Ayant perdu Fastrade, il épousa Luitgarde, Allemande de naissance, dont il n’eut pas d’enfants. Après la mort de cette dernière, il eut quatre concubines : Mathalgarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde ; Gersuinthe, saxonne, de qui lui naquit une autre fille, Adelrude ; Régina, qui mit au jour Drogon et Hugues ; et Adalinde , dont lui vint Théodoric. Sa mère Bertrade vieilli auprès de lui comblée d’honneurs ; il lui témoignait en effet le plus grand respect, et jamais il ne s’éleva entre eux le moindre nuage, si ce n’est une seule fois à l’occasion du divorce de Charles avec la fille de Didier que Bertrade lui avait fait épouser. Cette princesse suivit de près Hildegarde au tombeau, après avoir vu trois petits-fils et autant de petites-filles dans la maison de son fils. Celui-ci la fit enterrer avec les plus grands honneurs dans la basilique de Saint-Denis, où reposait déjà Pépin, son père. Charles n’avait qu’une sœur nommée Gisèle, vouée dès sa plus tendre enfance à la vie monastique, et qu’il aima et vénéra toujours autant que sa mère. Elle mourut quelques années avant lui dans le monastère où elle avait pris l’habit religieux.
Le roi voulut que ses enfants, tant fils que filles, fussent initiés aux études libérales que lui-même cultivait. Dès que l’âge des garçons le permit, il les fit exercer, suivant l’usage des Francs, à l’équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, pour qu’elles ne croupissent pas dans l’oisiveté, il ordonna qu’on les habituât au fuseau, à la quenouille et aux ouvrages de laine, et qu’on les formant à tout ce qu’il y a d’honnête. De tous ses enfants, il ne perdit avant sa mort que deux fils et une fille, Charles, l’aîné des garçons, Pépin, roi d’Italie, et Rotrude, la plus âgée des filles, promise en mariage à Constantin , empereur des Grecs. Pépin laissa un fils nommé Bernard, et cinq filles, Adélaïde, Atula, Gondrade , Berthe et Théodora. Le roi leur donna une preuve éclatante de sa tendresse en permettant que son petit-fils succédât au royaume de son père, et que ses petites-filles fussent élevées avec ses propres filles. Ce prince supporta la perte de ses fils et de sa fille avec moins de courage qu’on ne devait l’attendre de la fermeté d’âme qui le distinguait ; et sa tendresse de cœur qui n’était pas moins grande, lui fit verser des torrents de larmes. A la nouvelle de la mort du pape Adrien, son ami le plus dévoué, on le vit pleurer aussi, comme s’il eût perdu un frère ou le plus cher de ses enfants. Tout fait pour les liens de l’amitié, il les formait avec facilité, les conservait avec constance, et soignait religieusement tous les gens auxquels l’unissaient des liens de cette nature. Il apportait une telle surveillance à l’éducation de ses fils et de ses filles, que quand il n était pas hors de son royaume, jamais il ne mangeait ou ne voyageait sans les avoir avec lui ; les garçons l’accompagnaient à cheval, les filles suivaient par derrière, et une troupe nombreuse de soldats choisis, destinés à ce service, veillaient à leur sûreté. Elles étaient fort belles, et il les aimait avec passion ; aussi s’étonne-t-on qu’il n’ait jamais voulu en marier une seule, soit à quelqu’un des siens, soit à quelque étranger ; il les garda toutes chez lui et avec lui jusqu’à sa mort, disant qu’il ne pouvait se priver de leur société. Quoique heureux en toute autre chose, il éprouva dans ses filles la malignité de la mauvaise fortune ; mais il dissimula ce chagrin, et se conduisit comme si jamais elles n’eussent fait naître de soupçons injurieux, et qu’aucun bruit ne s’en fût répandu.
Il avait eu d’une de ses concubines un fils nommé Pépin, beau de visage, mais bossu, dont je n’ai pas fait mention en parlant de ses autres enfants. Dans le temps de la guerre contre les Huns, et pendant un hiver que le roi passait en Bavière, ce jeune homme feignit une maladie, s’unit à quelques grands d’entre les Francs qui l’avaient séduit du vain espoir de le mettre sur le trône, et conspira contre son père. Après la découverte du crime et la condamnation des coupables, Pépin fut rasé, sollicita et obtint la permission d’embrasser la vie monastique dans le couvent de Pruim. Une autre et plus violente conjuration se forma contre Charles en Germanie ; quelques-uns de ceux qui la tramèrent eurent les yeux crevés ; les autres conservèrent leurs membres, et tous furent exilés et déportés ; mais aucun ne perdit la vie, à l’exception de trois qui, pour n’être pas arrêtés, tirèrent l’épée, se défendirent, massacrèrent quelques soldats, et se firent tuer plutôt que de se rendre. Au surplus, la cruauté de la reine Fastrade est regardée comme la seule cause qui donna naissance à ces deux complots ; et si, dans ces deux circonstances, on en voulut à la vie du roi, c’est parce que, se prêtant à la méchanceté de sa femme, il avait paru inhumainement oublier sa douceur accoutumée et la bonté de sa nature.
Du reste, pendant toute sa vie, il sut si bien se concilier l’amour et la bienveillance de tous, tant au dedans qu’au dehors, que nul ne put jamais lui reprocher le plus petit acte d’une injuste rigueur. Il aimait les étrangers et mettait tous ses soins à les bien accueillir ; aussi accoururent-ils en si grand nombre qu’on les regardait avec raison comme une charge trop dispendieuse et pour le palais et pour le royaume même. Quant au roi, l’élévation de son âme lui faisait regarder ce fardeau comme léger ; la gêne fâcheuse qu’il en éprouvait, il la trouvait plus que payée par les louanges prodiguées à sa magnificence et l’éclat répandu sur son nom.
Charles était gros, robuste et d’une taille élevée, mais bien proportionnée, et qui n’excédait pas en hauteur sept fois la longueur de son pied. Il avait le sommet de la tête rond, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, les cheveux beaux, la physionomie ouverte et gaie ; qu’il fût assis ou debout, toute sa personne commandait le respect et respirait la dignité ; bien qu’il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts ; il marchait d’un pas ferme ; tous les mouvements de son corps présentaient quelque chose de mâle ; sa voix, quoique perçante, paraissait trop grêle pour son corps. Il jouit d’une santé constamment bonne jusqu’aux quatre dernières années qui précédèrent sa mort ; il fut alors fréquemment tourmenté de la fièvre, et finit même par boiter d’un pied. Dans ce temps de souffrance il se conduisait plutôt d’après ses idées que par le conseil des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux pour lui avoir interdit les viandes rôties dont il se nourrissait d’ordinaire, et prescrit des aliments bouillis. Il s’adonnait assidûment aux exercices du chevalet de la chasse ; c’était chez lui une passion de famille, car à peine trouverait-on dans toute la terre une nation qui pût égaler les Francs. Il aimait beaucoup encore les bains d’eaux naturellement chaudes, et s’exerçait fréquemment à nager, en quoi il était si habile que nul ne l’y surpassait. Par suite de ce goût il bâtit à Aix-la-Chapelle un palais qu’il habita constamment les dernières années de sa vie et jusqu’à sa mort ; ce n’était pas au reste seulement ses fils, mais souvent aussi les grands de sa cour, ses amis et les soldats chargés de sa garde personnelle qu’il invitait à partager avec lui le divertissement du bain ; aussi vit-on quelquefois jusqu’à cent personnes et plus le prendre tous ensemble.
Le costume ordinaire du roi était celui de ses pères, l’habit des Francs ; il avait sur la peau une chemise et des haut-de-chausses de toile de lin ; par-dessus étaient une tunique serrée avec une ceinture de soie et des chaussettes ; des bandelettes entouraient ses jambes, des sandales renfermaient ses pieds, et l’hiver un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et les épaules contre le froid. Toujours il était couvert de la saye des Wénètes et portait une épée dont la poignée et le baudrier étaient d’or ou d’argent ; quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n’était jamais que les jours de très grandes fêtes, ou quand il donnait audience aux ambassadeurs des autres nations. Les habits étrangers, quelque riches qu’ils fussent, il les méprisait et ne souffrait pas qu’on l’en revêtit. Deux fois seulement, dans les séjours qu’il fit à Rome, d’abord à la prière du pape Adrien, ensuite sur les instances de Léon, successeur de ce pontife, il consentit à prendre la longue tunique, la chlamyde et la chaussure romaine. Dans les grandes solennités, il se montrait avec un justaucorps brodé d’or, des sandales ornées de pierres précieuses, une saye retenue par une agrafe d’or, et un diadème tout brillant d’or et de pierreries, mais le reste du temps ses vêtements différaient peu de ceux des gens du commun.
Sobre dans le boire et le manger, il l’était plus encore dans le boire ; haïssant l’ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l’avait surtout en horreur pour lui et les siens. Quant à la nourriture, il ne pouvait s’en abstenir autant, et se plaignait souvent que le jeûne l’incommodait. Très rarement donnait-il de grands repas ; s’il le faisait, ce n’était qu’aux principales fêtes ; mais alors il réunissait un grand nombre de personnes. A son repas de tous les jours on ne servait jamais que quatre plats outre le rôti que les chasseurs apportaient sur la broche, et dont il mangeait plus volontiers que de tout autre mets. Pendant ce repas il se faisait réciter ou dire, et de préférence, les histoires et les chroniques des temps passés. Les ouvrages de saint Augustin, et particulièrement celui qui a pour titre e la Cité de Dieu, lui plaisaient aussi beaucoup. Il était tellement réservé dans l’usage du vin et de toute espèce de boisson qu’il ne buvait guerre que trois fois dans tout son repas ; en été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un coup, quittait ses vêtements et sa chaussure comme il le faisait le soir pour se coucher, et reposait deux ou trois heures. Le sommeil de la nuit, il l’interrompait quatre ou cinq fois, non seulement en se réveillant, mais en se levant tout à fait. Quand il se chaussait et s’habillait, non seulement il recevait ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelque procès sur lequel on ne pouvait prononcer sans son ordre, il faisait entrer aussitôt les parties, prenait connaissance de l’affaire, et rendait sa sentence comme s’il eût siégé sur un tribunal ; et ce n’était pas les procès seulement, mais tout ce qu’il avait à faire dans le jour, et les ordres à donner à ses ministres que ce prince expédiait ainsi dans ce moment.
Doué d’une éloquence abondante et forte, il s’exprimait avec une grande netteté sur toute espèce de sujets. Ne se bornant pas à sa langue paternelle, il donna beaucoup de soins à l’étude des langues étrangères, et apprit si bien le latin qu’il s’en servait comme de sa propre langue ; quant au grec, il le comprenait mieux qu’il ne le parlait. La fécondité de sa conversation était telle au surplus qu’il paraissait aimer trop à causer. Passionné pour les arts libéraux, il respectait les hommes qui s’y distinguaient et les comblait d’honneurs. Le diacre Pierre, vieillard, natif de Pise, lui apprit la grammaire ; dans les autres sciences il eut pour maître Albin, surnommé Alcuin, diacre breton, Saxon d’origine, l’homme le plus savant de son temps ; ce fut sous sa direction que Charles consacra beaucoup de temps et de travail à l’étude de la rhétorique, de la dialectique et surtout de l’astronomie, apprenant l’art de calculer la marche des astres et suivent leur cours avec une attention scrupuleuse et une étonnante sagacité ; il essaya même d’écrire, et avait habituellement sous le chevet de son lit des tablettes et des exemples pour s’exercer à former des lettres quand il se trouvait quelques instants libres ; mais il réussit peu dans cette étude commencée trop tard et à un âge peu convenable.
Élevé dès sa plus tendre enfance dans la religion chrétienne, ce monarque l’honora toujours avec une exemplaire et sainte piété. Poussé par sa dévotion il bâtit à Aix-la-Chapelle une basilique d’une grande beauté, l’enrichit d’or, d’argent, et de magnifiques candélabres, l’orna de portes et de grilles de bronze massif, et fit venir pour sa construction, de Ravenne et de Rome, les colonnes et les marbres qu’il ne pouvait tirer d’aucun autre endroit. Il s’y rendait exactement, pour les prières publiques, le matin et le soir, et y allait même aux offices de la nuit et à l’heure du saint sacrifice, tant que sa santé le lui permettait ; veillant avec attention à ce que les cérémonies s’y fissent avec une grande décence, il recommandait sans cesse aux gardiens de ne pas souffrir qu’on y apportât ou qu’on y laissait rien de malpropre ou d’indigne de la sainteté du lieu. Les vases sacrés d’or et d’argent et les ornements sacerdotaux dont il fit don à cette église étaient en si grande abondance dite, lorsqu’on célébrait les saints mystères, les portiers, qui sont les clercs du dernier rang, n’avaient pas besoin de se servir de leurs propres habits. Ce prince mit le plus grand soin à réformer la manière de réciter et de chanter les psaumes ; lui-même était fort habile à l’un et à l’autre, quoiqu’il ne récitât jamais en public et ne chantât qu’à voix basse et avec le gros des fidèles.
Toujours porté à soutenir les pauvres, et prodigue de ces dons gratuits que les Grecs appellent ίλιημοσνιη [aumône], il ne bornait pas ses charités à son pays et à ses seuls États ; mais au-delà des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il savait des Chrétiens dans la misère, il compatissait à leur détresse, et leur envoyait sans cesse de l’argent. S’il recherchait l’amitié des princes d’outre-mer, c’était surtout pour procurer des secours et du soulagement aux Chrétiens qui vivaient sous leur domination. Entre tous les lieux saints et respectables, il vénérait spécialement l’église de l’apôtre saint Pierre à Rome ; aussi lui fit-il des dons en or, en argent, et même en pierreries, pour de grandes sommes d’argent, et envoya-t-il aux papes des présents d’une immense valeur. Aussi encore, dans tout son règne, ne se glorifiait-il de rien tant que d’avoir rendu, par ses travaux et ses soins, à la ville de Rome son antique pouvoir, d’avoir protégé, défendu et comblé même de plus de richesses et de dons précieux qu’aucune autre église la basilique de Saint-Pierre ; et cependant, malgré toute la dévotion qu’il professait pour elle, il ne put y aller faire ses prières et acquitter ses vœux que quatre fois dans tout le cours des quarante-sept ans, qu’il occupa le trône.
Le désir de remplir ce pieux devoir ne fut pas le seul motif du dernier voyage que Charles fit à Rome. Le pape Léon, que les Romains accablèrent de mauvais traitements, et auquel ils arrachèrent les yeux et coupèrent la langue, se vit contraint de recourir à la protection du roi. Ce prince vint donc pour faire cesser le trouble, et remettre l’ordre dans l’État de l’Église. Dans ce but, il passa l’hiver à Rome, et y reçut à cette époque le nom d’Empereur et d’Auguste. Il était d’abord si loin de désirer cette dignité, qu’à assurait que, quoique le jour où on la lui conféra fût une des principales fêtes de l’année, il ne serait pas entré dans l’église, s’il eût pu soupçonner le projet du souverain pontife. Les empereurs grecs virent avec indignation que Charles eût accepté un tel titre ; lui n’opposa qu’une admirable patience à leur mécontentement, leur envoya de fréquentes ambassades, les appela ses frères dans ses lettres, et triompha de leur humeur par cette grandeur d’âme qui l’élevait sans contredit de beaucoup au dessus d’eux.
Les Francs sont régis, dans une foule de lieux, par deux lois très différentes. Charles s’était aperçu de ce qui y manquait. Après donc que le titre d’empereur lui eut été donné, il s’occupa d’ajouter à ces lois, de les faire accorder dans les points où elles différaient, de corriger leurs vices et leurs funestes extensions. Il ne fit cependant, à cet égard, qu’augmenter ces lois d’un petit nombre de capitulaires qui demeurèrent imparfaits. Mais toutes les nations soumises à son pouvoir n’avaient point eu jusqu’alors de lois écrites : il ordonna d’écrire leurs coutumes, et de les consigner sur des registres ; il en fit de même pour les poèmes barbares et très anciens qui chantaient les actions et les guerres des anciens rois, et de cette manière les conserva à la postérité. Une grammaire de la langue nationale fut aussi commencée par ses soins. Les mois avaient eu jusqu’à lui, chez les Francs, des noms moitié latins et moitié barbares ; Charles leur en donna de nationaux. Précédemment encore à peine pouvait-on désigner quatre vents par des mots différents ; il en distingua douze qui avaient chacun son nom propre. C’est ainsi qu’il appela janvier wintermanoht, février hormune, mars lenzinmanoht, avril ostermanoht, mai winnemanoht, juin rahmanoht, juillet hewimanoht, août aranmanoht, septembre wintumanoht, octobre indummemanoht, novembre herbistmanoht, décembre helmanoht. Quant aux vents, il nomma celui d’est ostroniwint, l’eurus ostsundroni, le vent de sud-est sundostroni, celui du midi sundroni, l’auster africain sundwestroni, l’africain westsundroni, le zéphire westroni, le vent de nord-ouest westnordroni, la bise nordwestroni, le vent de nord nordroni, l’aquilon nordostroni, et le Vulturne ostnordroni.
Vers la fin de sa vie, et quand déjà la vieillesse et la maladie l’accablaient, Charles appela près de lui son fils Louis, roi d’Aquitaine, le seul des enfants mâles qu’il avait eus d’Hildegarde qui fût encore vivant. Ayant en même temps réuni, de toutes les parties du royaume des Francs, les hommes les plus considérables dans une assemblée solennelle, il s’associa, du consentement de tous, ce jeune prince, l’établit héritier de tout le royaume et du titre impérial, et, lui mettant le diadème sur la tête, il ordonna qu’on eût à le nommer empereur et auguste. Ce parti fut applaudi de tous ceux qui étaient présents, parut inspiré d’en haut pour l’avantage de l’État, rehaussa la majesté de Charles, et frappa de terreur les nations étrangères. Ayant ensuite envoyé son fils en Aquitaine, le roi, suivant sa coutume, et quoique épuisé de vieillesse, alla chasser, dans les environs de son palais d’Aix. Après avoir employé la fin de l’automne à cet exercice, il revint à Aix-la-Chapelle au commencement de novembre pour y passer l’hiver. Au mois de janvier, une fièvre violente le saisit, et il s’alita. Dès ce moment, comme il le faisait toujours quand il avait la fièvre, il s’abstint de toute nourriture, persuadé que la diète triompherait de la maladie, ou tout au moins l’adoucirait ; mais à la fièvre se joignit une douleur de côté que les Grecs appellent pleurésie. Le roi, continuant toujours de ne rien manger, et ne se soutenant qu’à l’aide d’une boisson prise encore en petite quantité, mourut, après avoir reçu la communion, le septième jour depuis qu’il gardait le lit, le 28 janvier, à la troisième heure du jour, dans la soixante-douzième année de sa vie et la quarante-septième de son règne.
Son corps lavé et paré solennellement, suivant l’usage, fut porté et inhumé dans l’église, au milieu des pleurs et du deuil de tout le peuple. On balança d’abord sur le choix du lieu où on déposerait les restes de ce prince qui, de son vivant, n’avait rien prescrit à cet égard ; mais enfin on pensa généralement qu’on ne pouvait l’enterrer plus honorablement que dans la basilique que lui-même avait construite dans la ville, et à ses propres frais, en l’honneur de la sainte et immortelle Vierge, mère de Dieu, comme un gage de son amour pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ses obsèques eurent lieu le jour même qu’il mourut. Sur son tombeau, on éleva une arcade dorée, sur laquelle on mit son image et son épitaphe. Celle-ci porte :
« Sous cette pierre, gît le corps de Charles, grand et orthodoxe empereur, qui agrandit noblement le royaume des Francs, régna heureusement, quarante-sept ans, et mourut septuagénaire le 5 des calendes de février, la huit cent quatorzième année de l’incarnation du Seigneur, à la septième indiction. »
Plusieurs prodiges se firent remarquer aux approches de la fin du roi, et parurent non seulement aux autres, mais à lui-même, le menacer personnellement. Pendant les trois dernières années de sa vie il y eut de fréquentes éclipses de soleil et de lune ; on vit durant sept jours une tache noire dans le soleil ; la galerie que Charles avait bâtie à grands frais pour joindre la basilique au palais s’écroula tout à coup jusque dans ses fondements le jour de l’ascension de Notre-Seigneur. Le pont de bois que ce prince avait jeté sur le Rhin à Mayence, ouvrage admirable, fruit de dix ans d’un immense travail, et qui semblait devoir durer éternellement, fut de même consumé soudainement et en trois heures de temps par les flammes, et, à l’exception de ce que couvraient les eaux, il n’en resta pas un seul soliveau. Lors de sa dernière expédition dans la Saxe contre Godefroi, roi des Danois, Charles étant un jour sorti de son camp avant le lever du soleil et commentant à se mettre en marche, il vit lui-même une immense lumière tomber tout à coup du ciel, et, par un temps serein, fendre l’air de droite à gauche ; pendant que tout le monde admirait ce prodige et cherchait ce qu’il présageait, le cheval que montait l’empereur tomba la tête en avant et le jeta si violemment à terre qu’il eut l’agrafe de sa saye arrachée ainsi que le ceinturon de son épée rompu, et que, débarrassé de ses armes par les gens de sa suite qui s’empressèrent d’accourir, il ne put se relever sans appui ; le javelot qu’il tenait alors par hasard à la main fut emporté si loin qu’on le trouva tombé à plus de vingt pieds. Le palais d’Aix éprouva de plus de fréquentes secousses du tremblement de terre, et dans les bâtiments qu’occupait le roi on entendit craquer les plafonds. Le feu du ciel tomba sur la basilique, où dans la suite ce prince fut enterré, et la boule dorée qui décorait le faîte du toit, frappée de la foudre, fut brisée et jetée sur la maison de l’évêque contiguë a l’église. Dans cette même basilique, sur le bord de la corniche qui régnait autour de la partie inférieure de l’édifice entre les arcades du haut et celles du bas, était une inscription de couleur rougeâtre indiquant l’auteur de ce monument ; dans la dernière ligne se lisaient les mots Charles Prince ; quelques personnes remarquèrent que l’année où mourut ce monarque et peu de mois avant son décès, les lettres qui formaient le mot Prince étaient tellement effacées qu’à peine pouvait-on les distinguer. Quant à lui il ne témoigna nulle crainte de ces avertissements d’en haut, ou les méprisa comme s’ils ne regardaient en aucune manière sa destinée.
Il avait résolu de faire un testament pour régler ce qu’il voulait laisser à ses filles et aux enfants nés de ses concubines ; mais il ne put achever cet acte commencé trop tard. Trois ans avant sa mort, il régla le partage de ses trésors, de son argent, de sa garde-robe et du reste de son mobilier en présence de ses familiers et de ses ministres, et requit leur témoignage, afin qu’après sa mort la répartition de tous les objets, faite par lui et revêtue de leur approbation, fût maintenue. Il consigna ses dernières volontés sur les choses qu’il entendait partager ainsi dans un écrit sommaire dont voici l’esprit et le texte littéral :
« Au nom de Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ici commencent la description et la distribution réglées par le très glorieux et très pieux seigneur Charles, empereur auguste, des trésors et de l’argent trouvés ce jour dans sa chambre, l’année huit cent onzième depuis l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la quarante-troisième du règne de ce prince sur la France, la trente-sixième de son règne sur l’Italie, la onzième de l’Empire, indiction quatrième. Les voici telles qu’après une sage et mûre délibération il les arrêta et les fit avec l’approbation du Seigneur. En ceci, il a voulu principalement pourvoir d’abord à ce que la répartition des aumônes que les Chrétiens ont l’habitude de faire solennellement sur leurs biens, eût lieu pour lui, et de son argent, avec ordre et justice ; ensuite à ce que ses héritiers pussent connaître clairement et sans aucune ambiguïté ce qui doit appartenir à chacun d’eux, et se mettre en possession de leurs parts respectives sans discussion ni procès. Dans cette intention et ce but, il a divisé d’abord en trois parts tous les meubles et objets, soit or, argent, pierres précieuses et ornements royaux, qui, comme il a été dit, se trouveront ce jour dans sa chambre. Subdivisant ensuite ces parts, il en a séparé deux en vingt-et-un lots, et a réservé la troisième dans son intégrité. Des deux premières parts, il a composé vingt-et-un lots, afin que chacune des vingt-et-une villes qui, dans son royaume, sont reconnues comme métropoles, reçoive à titre d’aumône, par les mains de ses héritiers et amis, un de ces lots. L’archevêque qui régira alors une église métropolitaine, devra, quand il aura touché le lot appartenant à son église, le partager avec ses suffragants de telle manière que le tiers demeure à son église, et que les deux autres tiers se divisent entre ses suffragants. De ces lots formés des deux premières parts, et qui sont au nombre de vingt-et-un, compte les villes reconnues métropoles, chacun est sépare des autres, et renfermé à part dans une armoire, avec le nom de la ville à laquelle il doit être porté. Les noms des métropoles auxquelles ces aumônes ou largesses doivent être faites, sont Rome, Ravenne, Milan, Fréjus, Gratz, Cologne, Mayence, Juvavum, aujourd’hui Salzbourg, Trèves, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Reims, Arles, Vienne, Moustier dans la Tarentaise, Embrun, Bordeaux, Tours et Bourges. Quant à la part qu’il a décidé de conserver dans son intégrité, son intention est que, les deux autres étant divisées en lots, ainsi qu’il a été dit, et enfermées sous scellé, cette troisième serve aux besoins journaliers, et demeure comme une chose que les liens d’aucun voeu n’ont soustraite à la possession du propriétaire, et cela tant que celui-ci restera en vie, ou jugera l’usage de cette part nécessaire pour lui; mais après sa mort ou son renoncement volontaire aux biens du siècle , cette part sera subdivisée en quatre portions : la première se joindra aux vingt et un lots dont il a été parlé ci-dessus ;la seconde appartiendra aux fils et filles du testateur et aux fils et filles de ses fils, pour être partagée entre eux raisonnablement et avec équité : la troisième se distribuera aux pauvres, suivant l’usage des Chrétiens ; la quatrième se répartira de la même manière, et à titre d’aumône, entre les serviteurs et les servantes du palais, pour servir à assurer leur existence. A la troisième part du total entier, qui, comme les deux autres, consiste en or et argent, on joindra tous les objets d’airain, de fer et d’autres métaux, les vases, ustensiles, armes, vêtements, tous les meubles, soit précieux, soit de vil prix, servant à divers usages, comme rideaux, couvertures, tapis, draps grossiers, cuirs, selles, et tout ce qui, au jour de la mort du testateur, se trouvera dans son appartement et son vestiaire, et cela pour que les subdivisions de cette part soient plus considérables, et qu’un plus grand nombre de personnes puisse participer aux aumônes. Quant à sa chapelle, c’est-à-dire tout ce qui sert aux cérémonies ecclésiastiques, il a réglé que, tant ce qu’il a fait fabriquer ou amassé lui-même que ce qui lui est revenu de l’héritage paternel, demeure dans son entier, et ne soit pas partagé. S’il se trouvait cependant des vases, livres, ou autres ornements qui bien évidemment n’eussent point été donnés par lui à cette chapelle, celui qui les voudra pourra les acheter et les garder, en en payant le pris d’une juste estimation. Il en sera de même des livres dont il a réuni un grand nombre dans sa bibliothèque : ceux qui les désireront pourront les acquérir à un prix équitable, et le produit se distribuera aux pauvres. Parmi ses trésors et son argent, il y a trois tables de ce dernier métal et une d’or fort grande et d’un poids considérable. L’une des premières, qui est carrée, et sur laquelle est figurée la description de la ville de Constantinople, on la portera, comme l’a voulu et prescrit le testateur, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre à Rome, avec les autres présents qui lui sont assignés ; l’autre, de forme ronde, et représentant la ville de Rome, sera remise à l’évêque de l’église de Ravenne ; la troisième, bien supérieure aux autres par la beauté du travail et la grandeur du poids, entourée de trois cercles, et où le monde entier est figuré en petit et avec soin, viendra, ainsi que la table d’or qu’on a dit être la quatrième, en augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu’en aumônes. »
Cet acte et ces dispositions, l’empereur les fit et les régla en présence des évêques, abbés et comtes qu’il put réunir alors autour de lui, et dont les noms suivent : Évêques : Hildebald, Richulf, Arne, Wolfer, Bernoin, Laidrade, Jean, Théodulf, Jessé, Hetton, Waldgand. Abbés : Friedgis, Audoin, Angilbert, Irmine. Comtes : Wala, Meginhaire, Othulf, Étienne, Unroch, Burchard, Méginhard, Hatton, Richwin, Eddon, Erchangaire, Gérold, Béra, Hildigern, Roculf. Toutes ces volontés, Louis, fils de Charles, qui lui succéda par l’ordre de la divine Providence, et vit cet écrit, apporta le soin le plus religieux à les exécuter, aussi promptement qu’il fut possible, après la mort de son père.