Les campagnes et les villes (1075-1180)
Des hommes plus nombreux
A la racine de l'essor du XIIème siècle, un phénomène de grande ampleur,
qui se manifeste, avec des variantes selon les temps et les lieux, un peu
partout dans l’Europe du Nord-Ouest : la croissance de la population. Phénomène
capital dont on ne saisit clairement ni les causes ni les phases, mais dont les
effets sont évidents, dans les campagnes comme dans les villes.
Fragmentation des exploitations rurales,
multiplication des « villes neuves », des « sauvetés » et
des « bourgs », développement des villes, multiplication des
paroisses, prolifération des monastères, croisades en Espagne et en Terre
sainte, tout postule un nombre d’hommes accru. Il est certain, également, qu’il
s’agit d’un mouvement de longue durée qui se manifeste en France à partir du
milieu du XIème siècle pour se poursuivre, de façon continue et soutenue,
jusqu’aux environs de 1350. Ses causes demeurent obscures. Quoi qu’il en soit,
les résultats sont indéniables : les cellules familiales deviennent de
plus en plus nombreuses et de plus en plus fécondes.
Cet accroissement de population coïncide d’ailleurs
avec un bouleversement considérable de la vie agricole traditionnelle et cette
conjonction de deux mouvements qui s’épaulent l’un l’autre explique pour une
bonne part l’accélération du processus de mutation.
Une agriculture plus productive
Améliorations dans l’outillage employé tout
d’abord : le progrès le plus spectaculaire est l’expansion des moulins
hydrauliques, dont la première et principale fonction était de moudre le grain.
Ces « mécaniques » permettent de traiter des quantités de céréales
incomparablement plus importantes que les antiques meules à bras, d’ailleurs
traquées par les agents seigneuriaux locaux. Pour les outils usuels, encore
très rudimentaires (haches, houes, bêches), l’emploi d’un fer de meilleure
qualité, qui renforce les parties le plus exposées, se généralise, procurant
résistance plus grande et durée plus longue. Par-dessus tout, cependant, c’est
la charrue à versoir qui joue le rôle capital, d’autant que les progrès de
l’attelage et de la ferrure permettent à présent d’en faire assurer la
traction, tout comme celle de la herse, par un cheval mieux que par les bœufs.
Amélioration des façons culturales ensuite :
rotation des cultures prévoyant une alternance entre les grains semés en
automne, comme le froment et le seigle, et ceux semés au printemps, comme
l’orge et l’avoine. Ainsi se réduit la part communément réservée à la jachère
improductive.
Il ne faut pourtant pas exagérer la portée de ces
améliorations. Méthodes et systèmes varient de contrée en contrée, selon les
conditions du climat, de l’économie, selon les habitudes alimentaires et les
exigences seigneuriales aussi.
Peuplement et vie rurale
Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’extension de
la superficie cultivée, réalisée par une main-d’œuvre plus abondante, pourvue
de surcroît d’outils plus résistants et plus perfectionnés. Sous l’impulsion
des possesseurs du sol, moines et seigneurs, des groupes de vilains s’attaquent
aux terres incultes.
Dans des zones jusqu’alors vides d’hommes,
seigneurs laïques et ecclésiastiques s’efforcent d’attirer des
« hotes » qui jouiront d’une condition beaucoup plus favorable que
celle de l’ancien serf. Moyennant une redevance insignifiante, on leur cède la
jouissance du terrain et de la maison qu’ils occupent.
Ainsi naissent de nouveaux noyaux de peuplement.
Les conséquences de ce nouvel état de choses ne
tardent pas à se faire sentir. Tout d’abord, l’ancienne organisation domaniale
se lézarde. Mieux nourrie, la famille se développe et les bras nouveaux
disponibles encouragent la culture plus intensive et l’extension de l’espace
cultivable. Le seigneur, voyant s’améliorer ses revenus, tolère la réduction
des corvées traditionnelles qui lui étaient dues pour la façon de ses propres
parcelles. Il trouve même plus avantageux de les voir remplacées par des
redevances en argent, puisque le commerce se ranime en même temps. Le climat
social se détend donc de façon sensible. Le statut favorable consenti aux hotes
et aux habitants des franchises, bourgs et sauvetés agit dans le même sens et
son influence contribue à assouplir les cadres rigides qui enserraient la
condition des paysans. La diffusion rapide de privilèges calqués sur les
dispositions de la charte de Lorris en Gâtinais (1108-1137), octroyé par Louis
VI, est particulièrement significative à cet égard.
Village et seigneurie
De ce démembrement foncier et des nouveaux
rapports sociaux naît le village. Groupé autour de son église et souvent autour
du château seigneurial, il forme à présent une entité distincte. Dans l’esprit
du seigneur, les revenus en nature qui lui viennent de sa terre, n’occupent
plus la place prépondérante de naguère. Ce qui l’intéresse à présent bien
davantage, c’est le produit des nombreuses redevances auxquelles il soumet les
habitants du village en vertu de son pouvoir de contrainte ou de
« ban » : les taxes levées au moulin, au four et autres
installations banales, la vente privilégiée du produit de ses champs et de ses
vignobles sur le marché local, les péages sur les ponts, les dîmes en nature,
l’exercice de la justice et de la police et les profits qui en découlent,
telles sont à présent ses principales sources de revenus.
Echanges, circulation et monnaie
Les surplus de l’agriculture permettent désormais
à la plupart des hommes de manger plus régulièrement à leur faim. Un mieux-être
relatif se manifeste dans les conditions d’existence. Cette amélioration est
évidemment beaucoup plus sensible au niveau de la couche supérieure. Autour de
ceux-ci se développent des cours de plus en plus nombreuses, formées de
domestiques recrutés parmi les dépendants et spécialisés dans les offices qui
leur sont confiés.
Fait plus significatif encore, la vie de relation renaît :
les hommes, les marchandises, les idées circulent avec une intensité accrue.
Aussi a-t-on pu parler d’une véritable « renaissance des routes
terrestres » à partir du XIème siècle. Au vrai, c’est un réseau nouveau
qui apparaît.
Les marchands et les gildes
Dans ce climat économique transformé, un nouveau
moyen de vivre et de s’enrichir s’offre à des hommes avertis des fabrications
d’une région, des besoins d’une autre, connaissant bien aussi les routes qui
les relient. Chemin faisant, ils traitent toutes les affaires qui se présentent
à eux, pourvu qu’elles promettent d’être lucratives. Ce sont ces professionnels
du trafic que les textes de l’époque appellent mercatores ou negociatores.
Les récits hagiographiques – qui leur sont souvent défavorables – nous livrent
une galerie assez pittoresque des représentants de ce type.
En théorie, l’Eglise voyait d’un assez mauvais œil
ces opérations financières, qu’elle assimilait à l’usure réprouvée par l’Ancien
Testament. Dans la réalité, bien des accommodements étaient tolérés, d’autant
que les établissements ecclésiastiques aux prises avec des difficultés de
trésorerie étaient obligés d’avoir recours à ces prêteurs.
Dans une société peu policée et où l’anarchie
féodale subsiste et pour longtemps encore, « l’aventure de
marchandise » n’allait pas non plus sans péril. La sécurité des
déplacements et des transactions revêtait une importance primordiale. Ne
pouvant, au début, compter sur la puissance publique, les marchands forment de
véritables caravanes de gens armés : « carité »,
« fraternité », « frairie » en langue romane ;
« gilde », « hanse » en langue germanique. Mais les seigneurs
comprirent rapidement tout le profit qu’ils pouvaient retirer de la protection
accordée aux marchands circulant sur leurs terres. Le « conduit »
qu’ils leur assuraient, moyennant rétribution évidemment, présentait l’avantage
supplémentaire d’approvisionner les marchés locaux en produits rares et
recherchés et d’y attirer de plusieurs lieues à la ronde les clients éventuels.
Les foires
Centres d’échanges et surtout d’échanges en gros.
L’emplacement des plus notables d’entre elles dépend en grande partie des
courants commerciaux : en Flandres (Bruges, Ypres, Lille, Messines,
Gand) ; près de l’abbaye de Saint-Denis ; en 1180, les foires de
Champagne et de Brie se succédaient tout au long de l’année (Lagny-sur-Marne,
Bar-sur-Aube, Provins, Troyes).
En général, ces réunions, dont la durée variait
d’une à six semaines, étaient dites « franches » en raison des
conditions exceptionnelles dont jouissaient les marchands. Elles se tenaient à
proximité immédiate de la ville, non loin des murailles. Parmi les échoppes où
étaient offertes en vente les marchandises les plus variées, régnait une
activité extraordinaire. Rapidement, d’ailleurs, les princes territoriaux, qui
disposaient du pouvoir de création de ces foires, en comprirent l’intérêt et
s’employèrent à faire respecter, au besoin par la force, la sécurité des
transactions.
Dynamisme urbain
Sous l’impulsion de cette renaissance du commerce,
des agglomérations nouvelles, que l’on appelle bourgs ou faubourgs,
apparaissent auprès des centres plus anciens. Elles se localisent de préférence
dans des endroits qui offrent des conditions favorables à la fois pour la
circulation et pour la défense.
Au cours du XIIème siècle, ces petits noyaux
continuent à se développer sous l’action du mouvement commercial. Souvent centrés
autour du marché, ils s’étendent en superficie. Sauf en Flandre, où le
phénomène est plus précoce, ces agglomérations marchandes furent elles-mêmes
protégées par une enceinte fortifiée dans la première moitié du XIIème
siècle : Amiens (1135), Dijon (1137), Rouen et Paris (1150).
L’aspect de ces villes du XIIème siècle, pour
autant qu’une documentation trop parcimonieuse permette de l’imaginer, demeure
quasi rustique. Peu d’édifices imposants, en dehors des grandes églises et du
donjon seigneurial, quelques ponts de bois jetés sur les rivières, des
chapelles minuscules et souvent peu solides, des habitations médiocres
construites en bois ou en torchis, quelques tours de pierre, demeures de
personnages puissants, des remparts encore bien sommaires, en majeure partie
constitués de fossés et de palissades renforcées de portes en pierre. L’eau est
fournie par des puits ou des sources qui alimentent tout un quartier ; il
n’y a pas d’égouts ; les rues boueuses sont livrées au bétail. Aussi les
épidémies –« les pestes »- sont-elles fréquentes et meurtrières, tout
autant que les incendies qui ravagent de vastes îlots urbains, quand ils ne
détruisent as la ville entière (Chartres en 1134 et Dijon en 1137). Ils
n’empêchent qu’aux yeux des contemporains, ces agglomérations paraissent des
réussites extraordinaires.
Essor de Paris
Au même moment, Paris prend son essor et
l’impression qu’il produit sur ceux qui le voient est, à n’en pas douter,
profonde.
Le milieu urbain et ses problèmes
A l’intérieur de ces agglomérations, la majorité
de la population est souvent originaire de villages situés dans un rayon de 20
à 30 km, encore que quelques individus venus de plus loin s’y joignent assez
souvent. Les agents du seigneur, fréquemment détenteurs de terres dans la ville,
perçoivent des redevances, maintiennent l’ordre, contribuent à rendre la
justice, assurent un début d’administration. Eléments dynamiques, les marchands
fond des « affaires ». Enfin, on y trouve un nombre déjà considérable
d’artisans dont les professions couvrent une gamme plus étendue qu’on ne le
suppose parfois. Centre de consommation, mais aussi centre de fabrication et de
diffusion, la ville et son marché jouent ainsi pleinement dans l’économie un rôle
nouveau et actif.
Certains de ces « bourgeois » font
rapidement fructifier une fortune dont l’essentiel est constitué d’argent
liquide, de deniers. Liens familiaux et intérêts communs unissent entre eux les
plus fortunés des notables. Cette conscience d’une solidarité entre tous les
habitants d’une même ville, favorisée par l’esprit des associations religieuses
et par la cohésion de la « gilde », trouve son expression la plus
complète dans ces communautés unies par serment qui portent un nom
révélateur : « commune », « amitié »,
« paix ».
Cette solidarité active fondée sur le serment
devait rapidement déboucher sur des revendications touchant la gestion de la
ville et le statut de ses habitants. Car cette population nouvelle rassemblée,
composée d’individus d’origines et de conditions juridiques mêlées, doit
s’efforcer d’obtenir avant tout un statut propre qui lui garantisse des
conditions acceptables pour l’exercice de son activité au cœur d’une société
fondée, d’une part, sur les rapports féodaux et, d’autre part, sur les besoins
de l’exploitation des domaines ruraux. Ce désir était particulièrement
impérieux chez les marchands. Il s’agissait de limiter et de définir les
exactions seigneuriales (cens, mainmorte, formariage), d’uniformiser le statut
des habitants et d’obtenir dans toute la mesure du possible des garanties
judiciaires et économiques.
Une solidarité militante : la commune
Le moteur de cette révolution, c’est la
conjuration, la « commune ».
L’histoire du mouvement communal est difficile à
écrire car la grande majorité des sources dont on dispose pour le faire sont
l’œuvre de clercs, outrés de l’emploi abusif du serment à des fins profanes.
Les méthodes employées ont varié selon les temps
et les lieux, selon l’attitude aussi des seigneurs.
Dans la plupart des cas, les bourgeois conjurés
ont d’abord tenté d’obtenir à prix d’argent la concession de la commune et de
ses avantages. Mais face aux oppositions, ils n’ont pas hésité à recourir à la
force et à la violence, au soulèvement sauvage avec son cortège d’émeutes, de
massacres, de pillages, d’incendies et de répressions sans pitié.
C’est en gros, dans une région comprise entre le
littoral, l’Escaut et la Somme, que le mouvement, s’étendant de proche en
proche, donne vraiment se pleine mesure. Enhardies par la prospérité que leur
vaut une industrie drapière en plein essor, les villes se montrent ardentes à
obtenir les avantages de statut communal. Dans chaque cas, les péripéties
furent différentes, allant de l’accord tacite à l’explosion armée.
Emancipation des villes
Mouvement d’ensemble par conséquent, revêtant des
aspects multiformes, mais progrès sensible, variable selon les régions, selon
le terrain politique et le milieu économique. Si, en Flandre et dans le Nord,
la commune accède à une large autonomie en matière d’administration et de
justice, elle doit composer ou renoncer dans les villes où l’influence royale
reste suffisamment forte. Dans les régions de l’Ouest, possessions du roi
d’Angleterre, le droit de Rouen, qui laisse intact le pouvoir de haute justice
du prince, servira de modèle. Dans le Midi, les « consulats » sont
signalés dans le deuxième tiers du XIIème siècle : les consuls
appartiennent aux milieux de notables qui entoure le seigneur et n’ont d’autre
ambition que de collaborer à l’exercice de la justice et de prendre en charge l’administration
urbaine. A cette évolution d’ensemble, une exception caractéristique : la
Bretagne, dont les cités principales n’obtiendront de franchises que beaucoup
plus tard.