12 juillet 1935 : Décès du capitaine Dreyfus
"La vérité est en marche, et rien ne
l'arrêtera" - Émile Zola
Crise politique majeure sous la IIIème République,
l'affaire Dreyfus implique un officier français de confession juive dans une
histoire d'espionnage. Alimentant divers rebondissements, "l'Affaire"
va scinder la France entre "dreyfusards" et "antidreyfusards"
pendant plusieurs années.
La
IIIème République, qui a déjà vingt-quatre ans en 1894, affronte crises
politiques (le boulangisme, le scandale du canal de Panama...) et instabilités
gouvernementales et présidentielles, auxquelles s'ajoute le traumatisme de
l'annexion de l'Alsace et de la Moselle par l'Allemagne (1871) qui alimente les
nationalismes les plus extrêmes. En effet, le nationalisme et l'antisémitisme
évoluent de manière virulente et sont attisés par une presse influente,
libre de diffuser n'importe quelle information.
L'armée
connaît par ailleurs des mutations profondes. Dans un souci de démocratisation,
arrivent des polytechniciens, perçus comme des concurrents aux officiers sortis
de Saint-Cyr. Et, dans un souci de modernisation, apparait l'activité organisée
de contre-espionnage,
au travers de la Section de Statistiques, qui consiste à récupérer des
renseignements et à intoxiquer l'ennemi potentiel avec de fausses informations.
En
septembre 1894, une lettre est rapportée à la Section de Statistiques par
"voie ordinaire" (c'est-à-dire ramassée
dans les corbeilles de l'ambassade d'Allemagne à Paris). Partiellement
déchirée, non datée et non signée, elle est adressée à l'attaché militaire
allemand en poste à l'ambassade d'Allemagne, Max von Schwartkoppen ; elle
laisse alors entendre qu'un officier français lui livre des renseignements.
Le
capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien et artilleur de confession juive, est
immédiatement soupçonné sur la base d'une ressemblance d'écriture.
Bien que l'auteur du "bordereau" ait écrit qu'il allait "partir
en manœuvre" - ce qui n'était pas le cas du capitaine - la mécanique
accusatoire se met en œuvre.
Il
est convoqué
sans motif le 15 octobre 1894 au ministère de la Guerre où il
est soumis à une dictée. Protestant de son innocence, il est incarcéré à la
prison du Cherche-Midi à Paris, alors qu'une perquisition est effectuée à son
domicile.
Afin
de confondre le capitaine, une comparaison des écritures est réalisée. Le
commandant Paty de Clam, pourtant néophyte en matière d'expertise
graphologique, conclut dans un rapport du 31 octobre 1894, remis au général Mercier,
ministre de la Guerre, qu'en dépit de quelques dissemblances, les
ressemblances sont suffisantes pour justifier une enquête.
Toutefois, Gobert, expert près la Banque de France, convoqué
personnellement par le ministre, décèle de nombreuses divergences.
LE PROCÈS DE 1894
LE PROCÈS DE 1894
L'instruction
Alors
que l'enquête minutieuse qui avait été effectuée n'avait abouti à aucune
certitude, une instruction judiciaire est engagée en novembre 1894, suite aux
révélations faites par la presse. En effet, "La Libre Parole",
quotidien antisémite, révèle l'affaire au grand jour et marque le début d'une
très violente campagne de presse jusqu'au procès.
Le
3
décembre 1894, le commandant Besson d'Ormescheville, rapporteur
auprès du Conseil de Guerre, rend son rapport au général Saussier, gouverneur
militaire de Paris, dans lequel il laisse sous silence les éléments pouvant
innocenter Dreyfus et développe plus largement les éléments "moraux"
de l'accusation (ragots concernant ses moeurs, ses prétendus traits de
caractère, sa connaissance de l'allemand...).
Le
4
décembre 1894, le général Saussier donne l'ordre de mettre
Dreyfus en jugement.
Edgar
Demange, l'avocat de l'accusé, qui a accepté son rôle sous
réserve de ne pas trouver dans le dossier une charge pouvant le faire douter de
l'innocence de son client, n'a d'ailleurs accès au dossier qu'à cette date,
alors que l'instruction est close.
Le Conseil de Guerre et le "dossier secret"
Chargé
du procès
pour haute trahison du capitaine Dreyfus, le Conseil de Guerre
qui se réunit du 19 au 22 décembre 1894 à Paris, compte sept officiers.
Avant le huis clos, Demange obtient que ses premières conclusions soient lues
pour que le public sache que, sur un plan strictement juridique, seule
peut être retenue la similitude d'écriture, qui reste discutée.
Le
vide du dossier apparaît clairement lors des audiences : se défendant point par
point, les déclarations de l'accusé sont corroborées par plusieurs témoignages.
Officier
patriote, bien noté et de surcroît très riche, aucun mobile sérieux ne ressort
dans le dossier d'accusation.
Malgré
tout, la théorie selon laquelle Dreyfus aurait imité sa propre écriture semble
avoir un certain effet sur les juges, qui va se prolonger de manière
incontestable par l'intervention du commandant Henry. Ce dernier accable
l'accusé en affirmant qu'une suspicion de fuites existant depuis le mois de
mars 1894 le mettait en cause.
Au
début du délibéré, le président du Conseil de
Guerre, Emilien Maurel, reçoit un pli fermé et scellé en provenance de la Section des
Statistiques. Communiqué en toute illégalité, ce "dossier
secret" est censé contenir les preuves irréfutables de la culpabilité de
l'accusé. Confortés dans leur conviction, les membres du Conseil de Guerre
mettent un terme à tout débat et déclarent l'accusé coupable.
Ils
le condamnent à la déportation perpétuelle (la
peine de mort étant abolie pour les crimes politiques en vertu de l'article 5
de la Constitution de 1848), à la destitution de son grade et à la dégradation.
Alfred Dreyfus forme un pourvoi en révision qui est
rejeté le 31 décembre 1894.
La condamnation
Le
5
janvier 1895, la cérémonie de la dégradation se
déroule dans la Cour Morlan de l'Ecole Militaire à Paris. Alfred Dreyfus est
escorté par quatre artilleurs jusqu'à un huissier qui lui lit le jugement.
Alors qu'il clame son innocence, un adjudant de la Garde Républicaine lui
arrache ses insignes, les fines lanières d'or de ses galons, les parements de
sa veste et termine en brisant son sabre.
Le
21 février 1895, après un mois au bagne de l'île de Ré, il embarque sur le
vaisseau Ville-de-Saint-Nazaire qui fait cap vers la Guyane. Il
arrive le 12 mars 1895 au bagne de l'île Royale puis il est transféré en avril
à l'île
du Diable. Logé dans une case de pierre de quatre mètres sur
quatre, il est, avec ses gardiens, le seul habitant de l'île. À ce lourd
isolement s'ajoutent des conditions de vie extrêmement difficiles.
LA VÉRITE EN MARCHE
Les
doutes du lieutenant-colonel Georges Picquar
En
mars
1896, une lettre déchirée puis reconstituée parvient à la
Section de Statistiques. Interceptée à l'ambassade d'Allemagne, elle est
adressée au commandant Esterhazy et révèle que ce dernier livre des
informations à cette puissance étrangère.
Le
lieutenant-colonel Picquart, affecté à la tête du Service des
renseignements en juillet 1895, obtient deux lettres de cet officier et
s'aperçoit alors que l'écriture est la même que celle figurant sur le
"bordereau". Dès lors, il ordonne une enquête approfondie sur le commandant
Esterhazy, qui est décrit comme un homme criblé de dettes, à la personnabilité
trouble et aux moeurs dissolues. Picquart se procure également le "dossier
secret" et devant l'absence de preuve il est convaincu de
l'innocence du capitaine Dreyfus. Aussitôt, il communique les
résultats de ses investigations au général Boisdeffre, chef d'Etat-Major de
l'armée, qui lui oppose le principe de l'autorité de la chose jugée. A partir
de ce moment-là, tout est entrepris pour évincer Picquart de son poste : une enquête est
instruite contre lui, il est surveillé, éloigné dans l'Est puis affecté en
Tunisie.
Le
commandant Henry et le commandant Esterhazy, protégés par l'armée, mettent tout
en oeuvre pour discréditer Picquart et le faire passer pour un agent du
"syndicat juif" chargé de militer en faveur de Dreyfus. De plus, le commandant
Henry fabrique une lettre assez grossière (faite à partir du
contenu des corbeilles à papiers recueilli par la "voie ordinaire" et
surnommée le "faux patriotique") recherchant l'apparence d'un
courrier de l'attaché militaire italien Panizzardi adressé à son collègue
allemand von Schwartzkoppen, "démontrant" la culpabilité de Dreyfus.
Ignorant
tout de cette dernière "preuve", Picquart profite d'une permission
pour se confier à son ami, l'avocat Louis Leblois, qui malgré sa promesse du
secret, se confie à son tour au vice-président du Sénat, Auguste
Scheurer-Kestner, touché également par le doute. C'est le début du mouvement
dreyfusard.
En
novembre
1897, un coulissier avertit Mathieu Dreyfus (son frère) qu'il a
identifié l'écriture du "bordereau" comme étant celle de l'un de ses
débiteurs : M. Esterhazy. Déjà accusé de calomnie par le lieutenant-colonel
Picquart, Esterhazy est alors dénoncé par la famille de l'accusé comme le
véritable auteur du "bordereau", dans une lettre adressée au ministre
de la Guerre.
Vrai coupable et simulacre de procès
Les
intellectuels, qui soutiennent le mouvement dreyfusard, multiplient les débats
et les révélations dans la presse. Bien que protégé par l'armée, Esterhazy se
trouve dans une position malaisée suite à la publication dans Le Figaro,
d'anciennes lettres communiquées par son ex-maîtresse, dans lesquelles il
exprime sa haine de la France et son mépris pour l'armée. Afin d'éradiquer
toute polémique, l'Etat-Major exige qu'Esterhazy demande lui-même à être jugé.
Son acquittement certain permettra le retour à l'ordre.
Son
procès qui s'ouvre le 10 janvier 1898 est peu régulier puisqu'on
refuse à la famille Dreyfus de se constituer partie civile. Les différents
experts en graphologie concluent à la contrefaçon ; les témoins à charge sont
conspués et Esterhazy est applaudi. Picquart est considéré comme le véritable
accusé ; il sera d'ailleurs chassé de l'armée et emprisonné pendant un an.
Le 11 janvier 1898, Esterhazy est acquitté à
l'unanimité. Il s'exilera en Angleterre où il finira ses jours
sans jamais être inquiété.
"J'accuse" ou le procès d'Emile Zola
Révolté et consterné par
l'acquittement d'Esterhazy, Emile Zola donne une nouvelle dimension à l'affaire
en publiant à la une de l'Aurore un article en
forme de lettre ouverte au président Félix Faure. Accusant le
Conseil de Guerre d'avoir "acquitté sciemment un coupable", Emile
Zola est poursuivi pour diffamation.
Son
objectif est atteint puisqu'il entend que son procès soit l'occasion d'un
nouveau débat public sur les cas Dreyfus et Esterhazy.
Il
se présente devant la cour d'assises de la Seine du 7 au 23 février 1898. Outil
primordial pour les dreyfusards, le procès de Zola permet de diffuser encore
plus largement auprès du grand public la réalité de l'affaire Dreyfus.
Véritable
bataille juridique entre la cour et l'avocat de l'écrivain, Fernand Labori, ce
procès aboutit à la condamnation de l'accusé à un an de prison et 3 000 francs
d'amende. Il constitue néanmoins une victoire pour les dreyfusards puisque les
contradictions de l'affaire ont pu être évoquées. Suite à la
cassation de l'arrêt pour vice de forme, Zola fait à nouveau l'objet d'un
procès devant la cour d'assises de Seine-et-Oise. La cour le condamne en
juillet 1898 à la peine maximale (un an de prison et 3.000 francs d'amende),
mais il s'exile en Angleterre avant que le jugement ne lui soit notifié.
Les aveux du commandant Henry et le recours en révision
Le
5
juillet 1898, Lucie Dreyfus (sa femme) forme une requête en
annulation du procès de 1894, fondée sur la communication aux
juges d'une pièce secrète.
Le
13
août 1898, le capitaine Cuignet, attaché au cabinet du ministre
de la Guerre, étudie les pièces du dossier secret. Il découvre que "le
faux patriotique" présente des incohérences : les quadrillés du papier
sont de teintes différentes, l'entête et le bas de page ne correspondent pas
avec la partie centrale. Immédiatement alerté, le ministre de la Guerre,
Godefroy Cavaignac (depuis le 28 juin 1898), bien que persuadé de la
culpabilité de Dreyfus, ne peut nier l'évidence.
Le
30
août 1898, le ministre convoque le commandant Henry
pour l'interroger en personne. Au bout d'une heure, celui-ci livre des aveux complets.
Arrêté et incarcéré au Mont Valérien, il se suicide le lendemain en se
tranchant la gorge.
Le
29
octobre 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation
déclare la demande de révision recevable en la forme. L'instruction démarre le
8 novembre 1898.
Le
3
juin 1899, la Cour de cassation, réunie en trois chambres,
casse le jugement rendu en décembre 1894 et renvoie l'accusé au Conseil de
Guerre de Rennes.
Le
9
juin 1899, Alfred Dreyfus quitte l'île du Diable et,
après un voyage de trois semaines, est transféré à la prison militaire de
Rennes.
LE PROCÈS DE 1899
Le
Conseil de Guerre de Rennes
Le
Conseil de Guerre se réunit du 7 août au 9 septembre 1899 dans un
climat de tension.
Fragile physiquement mais la volonté intacte,
Alfred Dreyfus maintient une attitude digne et résolue malgré les témoignages
accablants et les manoeuvres frauduleuses : un document est ajouté au
"dossier secret" au mépris des règles de procédure et le général
Mercier, appelé à témoigner, compte des amis parmi les juges qui font fi de ces
violations.
Le
14
août 1899, un des avocats de la défense, Fernand Labori est
victime d'un coup de feu sur le chemin du tribunal. Pendant sa convalescence,
les dépositions se succèdent mais n'apportent aucun élément nouveau. Le procès est
devenu une bataille de mots et d'attidudes où l'attention peine à se concentrer
sur l'essentiel, à savoir un examen rigoureux des pièces et des dépositions.
Persuadé
que ce procès ne constituerait qu'une simple formalité, le camp dreyfusard
réalise progressivement qu'il s'annonce comme une nouvelle et lourde menace
pour le capitaine.
Le
9
septembre 1899, Maître Demange cherche, lors d'une
plaidoirie de cinq heures, à insinuer le doute dans l'esprit des juges pour
obtenir l'acquittement. Malgré tout, le Conseil de Guerre, à la majorité de 5 voix
contre 2, déclare l'accusé coupable de haute trahison avec "circonstances
atténuantes" et le condamne à dix ans de réclusion.
Le
soir même, Alfred Dreyfus forme un pourvoi en révision. Le lendemain, son frère
l'avertit que le gouvernement est disposé à proposer au chef de l'Etat de signer sa
grâce. Pourtant il hésite : ce serait accepter la culpabilité.
Mais épuisé et convaincu par ses proches, il retire son pourvoi.
Sa
grâce est signée le 19 septembre 1899 par le président Emile Loubet et il sort
de prison deux jours plus tard.
Le second recours en révision
Nombreux
sont les dreyfusards à critiquer cette décision et une scission s'opère au sein
même du camp. De plus, le 17 novembre 1899, Waldeck-Rousseau,
président du Conseil des ministres dépose une loi d'amnistie couvrant
"tous les faits criminels ou délictueux connexes à l'affaire Dreyfus ou
ayant été compris dans une poursuite relative à l'un de ces faits".
Malgré de nombreuses protestations, la loi est adoptée. Dès lors, plus
aucun recours n'est possible pour reconnaitre l'innocence de Dreyfus à moins
qu'un fait nouveau apparaisse.
Jean
Jaurès, nouvellement élu député en 1902, relance l'affaire
en avril 1903 suite à un discours prononcé à la Chambre, dans
lequel il évoque les incohérences et les "faux" qui constellent le
dossier Dreyfus. Devant ces faits nouveaux, le ministre de la Guerre, le
général André, procède à une enquête administrative qui va durer
six mois.
Le
19 octobre 1903, le ministre rend son rapport au président du Conseil (Émile
Combes) qui expose la gravité des faits découverts. Sur la base de ces
révélations, Alfred Dreyfus forme une requête en révision de l'arrêt de 1899
devant le garde des Sceaux. Le 3 mars 1904, la Cour de cassation déclare la
demande en révision recevable et ordonne une instruction supplémentaire qui va
s'étaler sur deux ans.
Le
12 juillet 1906, la Cour de cassation annule sans renvoi le jugement du 9 septembre
1899 et amorce la réhabilitation du capitaine.
Renonçant
à prétendre à toute indemnité pécuniaire, il est réintégré partiellement dans
l'armée, mais ses années d'emprisonnement ne sont pas prises en compte dans la
reconstitution de sa situation. Toute perspective de
carrière au regard des réussites antérieures à son arrestation de 1894 étant
brisée, il demande sa mise à la retraite en 1907. Officier de réserve, il
participe à la première guerre mondiale.
Il
décède le 12 juillet 1935 à l'âge de soixante-seize
ans.