Milieu chevaleresque et culture profane au XIIème siécle
Si le monde des clercs présente sur le plan des idées, de l’art, des croyances religieuses, le spectacle d’une vitalité exceptionnelle, il n’en va pas autrement du monde des laïcs privilégiés, c’est-à-dire du monde des chevaliers. La croissance économique a profondément transformé les conditions de vie du guerrier-paysan des temps antérieurs. A présent, il tire de son domaine d’abondants revenus en deniers. Revenus fort variables, mais qui, généralement, lui permettent de dépenser plus largement. C’est au cœur de ces « cours » que s’accomplit une mutation décisive de la mentalité seigneuriale.
Des hommes de guerre…
La guerre demeure la raison de vivre de ces
hobereaux. Au vrai, l’équipement défensif s’est perfectionné vers la fin du
XIème siècle, en même temps que se développait l’habileté des artisans du
fer : le heaume s’est pourvu d’un nasal, lame métallique protégeant le
visage ; le haubert, fait de mailles ou anneaux de fer, protège le corps
tout entier. La manœuvre aussi a changé : le poids de l’armement empêche
le cavalier de descendre de cheval, et les batailles consistent en charges
alternées.
Sport complexe réclamant vigueur physique, parfait
maniement des armes, maîtrise de la monture : les joutes, les tournois,
les jeux – tel celui de la quintaine – sont donc autant d’entraînements,
toujours brutaux, nécessaires à une pratique correcte du métier des armes. La
Croisade, œuvre pie par excellence, va mobiliser pour longtemps le trop-plein
d’énergie de la classe chevaleresque.
…aux mœurs moins rudes
Ce sont d’ailleurs ces voyages et ces contacts
avec la civilisation très évoluée de l’Islam, sous la bannière de la Croix, qui
adoucissent bien des traits de la rude mentalité chevaleresque. A ses qualités
de loyauté et de bravoure, le chevalier va devoir joindre des vertus
chrétiennes. Protecteurs des faibles et des opprimés, le « preux » se
veut également un redresseur de torts. Le cérémonial de l’adoubement traduit
cette évolution : retraite et prières sous la direction d’un prêtre
précèdent la cérémonie proprement dite et la bénédiction de l’épée. Le miles
Christi, dont les austères moines-soldats servant dans les ordres des
Templiers et des Hospitaliers, est censé représenter l’élite. Le style de vie
se modifie : au donjon massif, flanqué d’une ferme, succède une résidence
plus spacieuse. La nourriture s’affine : elle fait place aux fruits et aux
épices. Les vêtements deviennent moins rustiques. Le goût de la parure se
généralise et les bijoux précieux trouvent une clientèle de plus en plus
exigeante. D’abord dans l’Ouest, autour du duc de Normandie, du comte d’Anjou,
et surtout autour d’Aliénor d’Aquitaine, les « cours », petits
centres de la culture nouvelle, se multiplient et se répandent jusqu’aux comtés
de Champagne et de Flandre, donnant le ton à une nouvelle société noble,
beaucoup plus polie, plus raffinée, plus lettrée que celle qui l’avait
précédée.
Chansons de geste et poèmes lyriques
Au nord, dans le domaine de la langue d’oïl,
c’est-à-dire en Normandie, dans les pays du Val de Loire et de l’Ile-de-France,
le genre épique triomphe à la fin du XIème siècle. Reliant les différents
épisodes au gré de parentés et de rencontres imaginaires, ils finirent par
composer des « geste » ou des « cycles », centrés sur un
héros épique, Raoul de Cambrai, Guillaume d’Orange, Charlemagne. La plus belle
t la plus célèbre de ces chansons de geste est la Chanson de Roland.
Au sud, par contre, entre Poitiers et Limoges, se
révèlent les premiers témoignages d’une littérature en langue d’oc. Il s’agit
de courtes chansons, composées par des poètes, au nombre desquels des barons de
haut parage, tel le duc d’Aquitaine, Guillaume IX (1071-1127). Le sentiment
amoureux forme le sujet constant de ces poèmes lyriques, très différents par
leur préciosité et leur tournure recherchée de la rude vigueur de l’épopée.
L’amour courtois
A travers cette efflorescence littéraire transparaît
en filigrane un changement notable dans la mentalité chevaleresque à l’égard de
la femme – noble s’entend –, attitude nouvelle qui se marque dans le succès du
culte de sainte Madeleine à la fin du XIème siècle et qu’amplifie la vénération
croissante envers Notre-Dame.
Au château, l’épouse n’est plus seulement cette
servante en chef, génitrice de la race et repos du guerrier ; elle devient
la partenaire, l’égale, digne de gérer la seigneurie en l’absence du mari,
parti à la guerre ou à la Croisade. Le sentiment amoureux s’intègre à la vie
féodale, en adopte les règles et le vocabulaire particulier.
Alors naît l’amour courtois, dans lequel le
chevalier fait « hommage » à sa « dame » et lui voue la même
fidélité qu’un vassal à son suzerain. Née dans le Midi, cette attitude, qui
s’épanouit à la cour d’Aliénor d’Aquitaine, émigre avec elle à Paris.
Vogue du « roman »
C’est à ce public au goût plus raffiné que le
« roman » s’adresse. Récits d’amour, d’aventures et de féeries, ils
sont écrits – leur nom l’indique – dans une langue littéraire nouvelle :
le dialecte de l’Ile-de-France, dont ils vont favoriser la diffusion. Parfois
la trame du conte est fournie par certains auteurs antiques. Plus tard, vers
1170, triomphe la « matière de Bretagne », qui met en scène Artus,
roi légendaire du Pays de Galles, et ses chevaliers de la Table Ronde. Chrétien
de Troyes s’en inspire.
Vers une mentalité nouvelle
Par là s’exprime une mutation décisive : la
mentalité du noble de la fin du XIIème siècle, plus courtois, plus lettré, plus
raffiné dans sa façon de vivre et dans sa sensibilité, diffère profondément de
celle de son ancêtre du XIème siècle. Mouvement dont l’élan se concentre dans
cette Ile-de-France, active, peuplée et fertile, au cœur de laquelle le roi
capétien assure les fondements de sa puissance. Les conditions d’une
efflorescence éclatante sont réunies.