Le rassemblement économique du XIIIème siècle
Un siècle de prospérité commerciale
La
France au centre d’un monde plus vaste…
Les
mondes nordiques n’étaient plus, en effet, le domaine de l’aventure
missionnaire ou marchande. Dès avant 1250, Bruges ouvrait les portes d’un
univers commercial qui s’étendait jusqu’au golfe de Finlande et jusqu’à
Novgorod.
De
l’Espagne à la mer Noire, de nouveaux débouchés s’offraient aux produits de
l’Europe du Nord-Ouest. Gênes, Pise, suivies par les villes catalanes et
aragonaises, multipliaient leurs établissements sur les cotes du Maghreb. De
Chypre aux Baléares, toutes les îles furent bientôt chrétiennes, tandis que
Venise, détournant, en 1204, la quatrième croisade, bâtissait un empire
colonial sur les ruines de Byzance. Avant le milieu du siècle, les navires
génois, armés du gouvernail d’étambot et de la voile latine, se livraient déjà
au cabotage sur les cotes d’Espagne, rejoignant les marins de Biscaye, ceux de
Saintonge ou de Bretagne, qui convoyaient le fer, le vin et le sel vers les
ports anglais et flamands, tandis que, de Paris à la Lorraine, les hommes
d’affaire de Sienne, d’Asti et de Lucques rencontraient les drapiers d’Artois
ou de Flandre. Ainsi la France se trouvait enveloppée et pénétrée de toutes
parts par les voies essentielles du trafic occidental. Or, elle était elle-même
un immense domaine, riche d’hommes et de nombreuses possibilités commerciales.
…et
plus riche
L’expansion
démographique s’y poursuivait sans désemparer.
Les
hommes, plus nombreux, étaient aussi mieux alimentés. Si bien des humbles
devaient encore se contenter de soupe claire, de pain de seigle, de laitage et
de fruits, les riches n’étaient plus les seuls à manger du pain de froment, des
fromages et des viandes parfumées d’épices et arrosées de vin. Sur les tables
aristocratiques, la variété des mets était l’image d’un monde de plus en plus
ouvert. Les tissus grossiers fabriqués au fond des campagnes n’étaient plus
portés que par les valets ou les frères de Saint-François, qui les adoptèrent
par humilité. Les vêtements courts et ajustés, le gros cuir devinrent les marques
de la rusticité. Bourgeois et nobles doublaient de fourrures rares leurs
manteaux de drap aux couleurs éclatantes, portaient des robes aux larges plis,
des sous-vêtements de lin, et ils agrémentaient leurs parures de
« samits » ou de « cendals » sortis d’ateliers orientaux ou
italiens.
Pour
les riches, le vêtement se fit aussi changeant. Autant que l’élargissement du
monde, ou que le nombre des hommes, cette demande plus forte et plus
diversifiée stimula la production et intensifia les échanges.
Des
instruments rénovés
Routes
Partout
dans le royaume les routes s’animaient davantage. Les chemins d’eau d’abord,
ponctués de relais et de grèves, qui permettaient de transporter loin et à bas
prix les denrées les plus lourdes. Les routes de terre surtout, tous rendus
moins primitives par les ponts et par les nombreuses passerelles de bois. La
route se fit aussi moins sauvage. Les déserts avaient reculés. La route devint
aussi plus sure. Le voyage cessait d’être un péril quotidien.
Monnaie
Une
multitude de monnaies locales y avaient cours ; plusieurs coexistaient
dans une même région. Partout les deniers, fréquemment altérés, étaient devenus
de petites pièces noires inutilisables pour des opérations d’importance.
La
circulation plus rapide des espèces, la sélection naturelle qu’elle entraîna,
les efforts des hommes enfin, se conjuguèrent pour ordonner, stabiliser et
adapter le système monétaire aux réalités commerciales.
La
simplification de la carte monétaire s’opéra au profit d’espèces abondamment
émises qui avaient le mérite être bonne et loyales, c’est-à-dire stables. En
Champagne, au début du XIIIème siècle, trois ateliers frappèrent le même denier
« provinois ». Les monnaies du Lyonnais, de Bourgogne, de la vallée
du Rhône s’alignèrent sur le denier de Vienne, d’excellente réputation. Dans ce
processus, la monnaie royale « parisis », puis
« tournois », joua le premier rôle. Elle pénétra bientôt dans toutes
les provinces, en Artois comme en Languedoc. Le roi se borna à reconnaître un
état de fait quand, en 1262, il proclama par ordonnance que sa monnaie courait
par tout le royaume et que celle des seigneurs ne courait que sur leurs propres
terres. A la mort de Saint Louis, la pluralité monétaire demeurait, mais toutes
les grandes monnaies étaient alignées les unes sur les autres dans des rapports
simples, et également soumises aux destinées de la monnaie royale. De plus, la
monarchie s’était réservée le droit de frapper de nouvelles pièces plus
lourdes. En 1266, de gros deniers d’argent, les « gros », furent émis
sur le modèle des pièces blanches italiennes, et remplacèrent vite dans le
commerce régional des deniers anciens, réduits au rôle de monnaie d’appoint.
Crédit
Au
terme d’une véritable révolution, le système monétaire souffrait toujours d’une
grave insuffisance : la faiblesse des réserves métalliques. Mais celle-ci
avait un effet heureux : elle tempérait la hausse des prix. L’insuffisance
des signes monétaires, par contre, gênait les transactions. Le crédit y
suppléa. Non point le crédit sur gage, coûteux, usuraire, condamné par
l’Eglise, mais des formes plus souples du commerce de l’argent :
reconnaissances de dettes négociables, créances payables sur une autre place,
virements de compte à compte.
Ces
techniques nouvelles, soutenant l’expansion, atteignirent leur apogée aux
foires de Champagne.
Au
cœur de commerce européen, les foires de Champagne
Grâce
à la situation géographique du Comté, à l’intelligence politique des comtes et
à la coordination d’efforts jusqu’alors dispersés, un vieux complexe d’échange
devint, dès la fin du XIIème siècle, le cœur du grand commerce européen,
rythmant pour près d’un siècle les activités marchandes de la mer du Nord et de
la Méditerranée. Six foires se succédaient, sans grande interruption, dans
quatre villes. Le cycle débutait à Lagny, se poursuivait à Bar-sur-Aude, puis,
alternativement, à Provins et à Troyes. Chaque rencontre durait de trois à six
semaines. Durant les premiers jours, les marchands installaient leurs étaux,
comparaient les qualités et les prix. Ils étaient ensuite autorisés à
vendre ; les derniers jours, l’ « issues, étaient réservés aux
paiements et aux contrats.
Ce
vaste quadrilatère marchand était le principal centre exportateur des draperies
de Flandre achetées et redistribuées jusqu’aux confins de l’Occident. Les
Allemands apportaient en échange les fourrures des forets et des entrepôts
baltiques, les Espagnols des cuirs de Lérida ou de Barcelone, les Italiens,
principaux clients, des matières tinctoriales et des épices.
Le
système de paiement par compensation qui terminait chaque foire permettait d’y
conclure un nombre de transactions infiniment supérieur aux disponibilités
monétaires. La régularité et la permanence de ce grand marché rendirent
possibles le règlement de créances échéant à date fixe, le développement du
crédit de foire à foire, l’établissement du cours réguliers des monnaies.
Les
marchands qui les fréquentaient ne tardèrent pas à s’organiser. Les
représentants des villes drapantes d’entre Seine et Meuse se groupèrent dès
avant 1230 en une vaste organisation de défense collective, la « hanse des
dix-sept villes » ; les colonies italiennes se dotèrent de
« consulats », et les commerçants provençaux et languedociens se
soumirent à un « capitaine ».
Les
conquêtes urbaines du XIIIème siècle
Une
nouvelle floraison urbaine
Car
les villes étaient maintenant plus nombreuses et plus fortes. Le mouvement
économique, l’affermissement ou la reconstitution des pouvoirs éminents, les
nouvelles préoccupations de l’Eglise et l’expansion démographique, tout
concourait à faire de la ville le centre nerveux de la vie régionale.
De
l’Escaut à la Seine, les cités conquérantes du XIIème siècle poussent en tous
sens leurs nouveaux quartiers et franchissent leurs fossés transformés en
canaux.
Des
provinces entières s’éveillent à la vie urbaine. Au long des grands chemins,
puis des voies transversales, ces bourgades ont grandi. Par cette seconde
floraison de petites cités prospères, à partir de 1180 et en quatre
générations, la géographie urbaine du royaume acheva presque de se constituer,
tandis que dans la ville se définissait un nouveau paysage.
Un
paysage transformé
Dans
les aires du dynamisme commercial, bien des cités unissent maintenant leurs
quartiers neufs à leurs vieux centres générateurs. Au cœur de la cité, les
espaces vacants se raréfient, et, conséquence de la cherté du sol, les maisons
à étages forment comme un mur fantastique d’encorbellements et de pignons acérés.
De
la Loire à l’Artois, l’ambition des clercs, la puissance des princes et l’argent
des marchands ébauchaient une nouvelle métrique urbaine, qui allait marquer
pour des siècles la cité d’Occident.
Des
activités diversifiées
La
ville unifie son paysage, mais diversifie ses fonctions. Elle abrite désormais,
autour de ses marchands, une étonnante variété d’entreprises artisanales. Le
gonflement de la clientèle, les progrès matériels, les exigences nouvelles explique
cette spécialisation des taches. Les industries ont chacune désormais leurs
nombreux spécialistes. Ateliers groupés dans une même rue, travail sur
commande, association de métier et ou confrérie, minuscules unités relativement
égales, pauvres en moyens et en capitaux : tels sont les freins de la
production. Il n’en est pas de même dans la draperie. Elle est, en Flandre
comme en Artois, presque tout entière concentrée dans les villes. Elle se
répand dès la fin du XIIème siècle dans tout le nord du royaume jusqu’à la
Seine. Dans cette « grande draperie », la complexité des opérations
urbaines a engendré un extrême fractionnement du travail, qui n’a pas pour
objet de produire davantage, mais de produire mieux. La hantise d’une
marchandise bonne et loyale devient, au XIIIème siècle, d’autant plus forte que
les progrès de l’infrastructure commerciale favorisent la concurrence entre les
divers centres urbains.
Riches
hommes, artisans et pauvres
La
prospérité urbaine porta le mouvement d’émancipation à son apogée. La monarchie
conquérante avait confirmé les anciennes communes et consenti à de nouvelles
créations. Mais presque partout, une minorité de famille accaparaient les
fonctions municipales. Garants des libertés urbaines, les « riches
hommes » faisaient peser sur les plus pauvres les charges communes et
utilisaient au mieux de leurs intérêts les finances municipales. Dans les grandes
villes drapantes, leur puissance était sans limite.
Malgré
des divisions sociales sans cesse plus accusées et de dures contraintes, la
ville restait un Nouveau Monde, un mirage riche de possibilités d’ascension et,
qui sait, d’opulence. Mais pour une réussite, combien de nouveaux venus, hors
de toute solidarité, traînent une existence de misère et de mendicité anonyme.
Ils formaient, vers 1250, l’avant-garde toujours plus nombreuse des victimes de
la prospérité rurale.
Economie
urbaine et transformation du monde rural
Les
campagnes et l’argent
Les
remparts que les villes élevaient à grands frais ne doivent pas faire illusion.
Jamais les relations entre les villes closes et les campagnes qui les
entouraient ne furent plus nombreuses. Certes, beaucoup de citadins
continuaient de tirer leur subsistance du travail de la terre ; mais la
concentration des activités artisanales et commerciales, administratives et
religieuses, augmentait sans cesse le nombre de ceux qui ne participaient plus
qu’accessoirement à la production agricole. Dès lors, le paysan se trouva
engagé à produire pour le ravitaillement des villes. La ville développa autant
qu’elle le put son influence sur la campagne.
Tout
d’abord sur ses environs immédiats : sa « banlieue ».
Les
activités commerciales s’étendirent donc peu à peu. Des courants commerciaux
réguliers s’aménagèrent au long des chemins reliant des bourgades animées
depuis peu par des marchés ou des foires
saisonnières. Les paysans des villages environnants y venaient écouler leurs
surplus.
Transformations
du paysage rural…
Ainsi,
l’ultime étape de la conquête du sol fut marquée du sceau urbain et refléta
l’attention nouvelle portées aux friches et aux forets. Vers 1230, on ne
défrichait plus dans la région parisienne ; vingt ans plus tard, il en
était de même en Picardie. Si les essartages étaient encore nombreux en
Bourgogne ou dans certaines régions aquitaines, on observait partout un net
ralentissement.
Du
coup, au cœur de l’ancien finage, contrastant avec l’étendue des garennes, le
paysage de champs ouverts fut rendu plus homogène. Dans les terroirs
septentrionaux, timidement, à partir des grandes exploitations d’Ile-de-France,
un cycle régulier de cultures faisant alterner sur trois ans blé, marsage et
jachère, se répandit. Concurremment, la pratique des quatre labours s’étendait,
alors même que l’usage de meilleurs outils et le remplacement progressif du
bœuf par le cheval de trait permettaient un travail plus efficace et plus
rapide.
…et
modification des structures
Dans
le même temps, l’essor de l’économie d’échange acheva de transformer les
rapports entre seigneurs et paysans. Les besoins d’argent des maîtres du sol
les amenèrent à demander aux tenanciers des deniers plutôt que du travail ou
des denrées agricoles. Une somme de deniers fixée une fois pour toutes se
substitua aux céréales et au vin dans le paiement des cens. En Languedoc comme
en Flandre, la valeur réelle des redevances en argent baissait constamment
jusqu’à devenir dérisoire, et leur réajustement se heurtait à la force de la
coutume et à celle des intérêts paysans, si bien que la condition économique de
la tenure paysanne tendit à rejoindre celle de l’alleu. Il en alla de même de
sa condition juridique.
Ainsi
l’argent avait-il entraîné la plus grande partie du monde rural à la suite de
la ville, dans une mutation profonde, bouleversant le régime agraire et
affectant tous les aspects de l’activité agricole.
Libération
paysanne et adaptation de l’aristocratie terrienne
Généralisation
des franchises
Les
paysans en furent les principaux bénéficiaires. Ils disposaient désormais
librement d’un travail dont les fruits pouvaient être écoulés facilement et à
bon prix, se sentaient riches de forces neuves et parfois de deniers. Ils s’en
servirent pour s’affranchir des mauvaises coutumes territoriales.
Les
franchises paysannes, d’abord limitées aux terres neuves, gagnèrent peu à peu
tous les vieux terroirs. La gêne financière des sires, la concurrence entre les
seigneuries et l’exemple des libertés urbaines, stimulait, partout dans le
royaume, l’émancipation paysanne.
Comme
les autres paysans, les serfs (dans certains villages d’Ile-de-France, au début
du XIIIème siècle, un habitant sur cinq était serf) étaient prêts à se battre
ou à payer pour être libérés d’une tare devenue insupportable.
Autour
de 1270, dans l’ensemble du monde paysan, les différents statuts personnels
laissaient place à une commune liberté. Le paysan échappait à l’arbitraire
seigneurial.
Nouvelles
solidarités paysannes…
La
paroisse apparaît comme la cellule essentielle du monde rural. Partout, la
communauté d’habitants augmentait sa cohésion en défendant contre les intrus,
le seigneur ou les communautés concurrentes, ses terres et ses droits d’usages
sur les chaumes et les halliers. Elle avait pour cela des confréries, une
caisse commune, un groupe solide de « laboureurs » qui ne défendaient
pas seulement les « droits du village », mais s’efforçaient de
secourir les pauvres et de protéger la communauté par la charité et la prière.
La paroisse prit forme sensible : aux confins, quelques arbres, une borne,
un chemin ou un bois en indiquèrent les frontières.
…et
différenciation des fortunes
Pour
beaucoup, la liberté avait été payée d’un prix élevé, dont il fallait verser
les lourdes annuités. Que survienne une mauvaise année, et il fallait
emprunter, en blé ou en argent, au seigneur, aux communautés religieuses ou au
voisin chanceux. Venait alors le temps du partage : les héritiers de
quelques arpents allaient grossir le groupe de manouvriers, quand ils ne rejoignaient
pas les bandes de pauvres.
Parfois
rassemblés dans des sectes d’ « encapuchonnés » (tel les
« enfants » de la croisade de 1212 ou les « pastoureaux »
de 1250), mais souvent encadrés par la paroisse et la seigneurie, les pauvres
glissèrent dans une nouvelle dépendance, comme autant de victimes de
l’expansion économique et de la libération paysanne.
A
l’opposé de la hiérarchie des fortunes prospéraient quelques hommes. Ils
étaient trois, quatre ou cinq par village.
Aristocratie
foncière, noblesse et chevalerie
La
noblesse profitait, elle aussi, de la prospérité des campagnes. Le petit noble
demeurait à la tête de son exploitation. Le hobereau du temps de Saint Louis
vivait sans aucun doute mieux que son arrière-grand-père, mais ses dépenses
s’étaient multipliées. Partout, de la cour du prince à la simple maison chevaleresque,
étoffes précieuses, armes de prix, parfums et épices rares sollicitaient le
désir de mieux vivre et le goût de la parade.
Mais,
dans son village ou au château, dans la paix comme au combat, le chevalier
voyait son antique prééminence contestée par des rustres. Bourgeois, paysans
enrichis rassemblaient des terres plus vastes que les siennes. Dans la
batailles, le chevalier se heurtait désormais à des soudoyers d’origine roturière,
vêtus du « haubert jazeran » - le plus dispendieux – ou maniant
l’arbalète qui, à deux cents pas, navrait le plus valeureux cavalier ;
devant les cours royales, ses paroles avaient moins de poids que celles d’un
rustre instruit dans les universités.
Il
importait donc d’affirmer, plus haut que jamais, une noblesse résidant avant
tout dans la seule qualité du sang. Les nobles serrèrent les rangs. Les vieux
emblèmes militaires devinrent des armoiries jalousement protégées dont la
connaissance permettait d’apprécier l’ancienneté d’un lignage et de dépister
les intrus. Dans les cours seigneuriales ou princières, on insista plus
qu’auparavant sur les préséances, les titres et les hiérarchies. Les nobles
conférèrent à leurs actes des qualités particulières et en vinrent à penser
qu’eux seuls, en toute légitimité et depuis l’origine des temps, avaient pu
tenir un fief, rendre la justice ou porter l’épée. Les réalités sociales durent
plus fortes que l’illusion juridique. Des riches d’origine bourgeoise ou paysanne,
parvinrent localement à faire reconnaître leurs services et consacrer leur
richesse par l’adoubement. Mais la réaction nobiliaire contribua d’autant plus
à maintenir dans leur éminence sociale et leurs privilèges les descendants
appauvris des lignages chevaleresques, qu’elle s’appuyait désormais sur un
pouvoir princier prétendant désormais contrôler l’anoblissement.
L’argent
et la puissance
En
effet, au-delà de ces effets sociaux, la diffusion de l’économie monétaire
permit à une minorité de puissants de gouverner directement de vastes étendus,
et acheva d’abaisser l’ancienne aristocratie des châtelains qui perdit tout son
pouvoir.
Au
soir du XIIème siècle, dans nombre de régions, les pouvoirs de commandements
étaient toujours aux mains des détenteurs de forteresses. Depuis 1150 au moins,
les châtelains éprouvaient tous des difficultés financières ; mais,
profitant de l’aisance générale, ils avaient pour la plupart réussi à compenser
un surcroît de dépenses par le perfectionnement de leur fiscalité ou par le
moyen de quelques emprunts restés sans conséquences.
Insensiblement
tout changea. Les sires, pour maintenir leur rang, réchauffer des fidélités par
trop sollicitées, satisfaire des princes qui réclamaient plus fréquemment leurs
services, reconstruire, à l’imitation de leurs rivaux, des forteresses plus
savamment conçues, durent chercher hors des profits traditionnels les moyens de
leur politique, et fonder leurs finances sur l’emprunt. Certains le purent.
Beaucoup de seigneurs territoriaux, incapables de garantir leurs dettes, durent
renoncer à leur indépendance et sacrifier leurs biens. En quelques années
parfois, de vénérables dominations furent démantelées village par village.
Ainsi se constituèrent, à l’orée du XIIIème siècle, des seigneuries de paroisse,
au profit de hobereaux qui se paraient désormais du titre de
« sire ». Ces chevaliers furent eux aussi, dès avant 1250, obligés
d’emprunter et de renoncer peu à peu à leur indépendance. Entre la masse des
chevaliers, grossie de châtelains ruinés, et le petit groupe des très
puissants, favorisés par la prospérité commerciale, ne subsistait qu’une
minorité de seigneurs qui n’étaient plus de taille à lutter sérieusement contre
ces derniers. Jamais les grands n’avaient disposé de tels moyens d’action.
Ils
s’en servirent d’abord pour accroître leur domaine direct. Mais ils se
préoccupèrent surtout d’augmenter leur puissance publique. Ils achevèrent de contrôler
les forteresses, devenues « jurables et rendables » à première
réquisition.
Les
grands réussirent enfin à augmenter considérablement le nombre de leurs
vassaux, surtout en faisant passer dans leur mouvance des terres allodiales. Il
leur suffisait d’offrir la valeur de quelques années de revenus aux sires ou
aux chevaliers en mal d’argent, pour exiger d’eux des services contraignants
reposant sur ce fief dit « de reprise ». Châtelains et chevaliers
durent ainsi se soumettre à la puissance régionale ; ils le firent
d’autant plus volontiers que le service du prince devenait profitable. De
nouvelles charges administratives se créaient, pourvues d’agents salariés. On
retrouva comme châtelains gagés, baillis ou conseillers du prince, les
descendants des sires. Une noblesse de fonction était née.
Ainsi
les progrès de l’économie monétaire conduisirent, par-delà le rassemblement
économique, au regroupement des pouvoirs. Par l’argent, par la ville, par
l’utilisation du droit féodal, le prince soumet et domine. Le roi bien
davantage encore, qui est maître des campagnes les plus profondément rénovées,
des villes les plus populeuses, et riche de prestige et de moyens d’action
désormais à l’échelle du royaume.