Structures politiques carolingiennes



Régions, peuples et Etat : de la diversité à l’unité

S’étant constamment accru par la conquête, le territoire du royaume franc constituait un conglomérat d’entités beaucoup plus vastes que les comtés – anciens royaumes barbares tels que le royaume franc, le royaume burgonde, le royaume aquitain, anciens duchés nationaux tels que le duché de Gascogne ou le duché d’Alémanie, pour ne citer que celles établies sur le sol français. Jusqu’à l’accession au trône de la dynastie carolingienne, ces grands ensembles avaient mené une existence largement indépendante.

Ce particularisme s’explique principalement par le fait que chaque peuple conservait son propre droit et vivait sous sa propre loi. Certains partisans de l’unité de l’Empire cependant s’indignaient fortement de la confusion qui résultait de la multitude des droits et de lois existant à l’intérieur de l’Empire franc.

Il faut tenir présent à l’esprit la grande diversité territoriale et ethnique de l’Empire, pour saisir l’ampleur de l’œuvre carolingienne d’assimilation d’abord, d’uniformisation et d’unification ensuite. Cette œuvre survécut dans une large mesure aux divisions politiques et aux troubles des dix dernières années de Louis le Pieux. Sans les Carolingiens, sans Charlemagne avant tout, la France n’eut pas été ce qu’elle est devenue.

Les instruments du pouvoir

Les comtes

Un des instruments principaux de cette politique a été le comte, l’agent territorial par excellence, le rouage essentiel de la machine administrative. Des comtes ont été installés d’un bout à l’autre de l’Empire, même là où, pour satisfaire aux aspirations particularistes de quelques territoires récemment soumis, des ducs « nationaux » avaient été provisoirement maintenus. Le territoire qui leur était confié correspondait soit à une ancienne circonscription romaine, soit à une région naturelle ou au territoire habité par une fraction de peuplade. Il en était de plus vastes que nos plus vastes départements ; il en était dont la superficie ne dépassait pas celle d’un de nos départements. Le comte était le représentant permanent, mais révocable du roi. Sa tache la plus importante, après la sauvegarde des droits du monarque, était le maintien de l’ordre. Le comte ne disposait d’aucune administration, mais seulement de quelques subalternes, de quelques serviteurs et d’un petit nombre de vassaux.

Les évêques

Aussi Charlemagne a-t-il insisté constamment sur la collaboration nécessaire entre les comtes et les évêques Nommé lui aussi par le roi, l’évêque, dans un Etat où l’élément civil et l’élément ecclésiastique étaient indissolublement liés, était précisément l’un des plus utiles instruments de la politique unificatrice et centralisatrice du souverain. Son diocèse avait, d’ailleurs, souvent les mêmes limites que le comté.

Malgré cela, l’institution comtale s’est révélée, après tout, peu efficace. Bien des comtes se montraient négligents, d’autres se laissaient acheter, certains exploitaient leurs administrés.

Les « missi » et les capitulaires

C’est pourquoi Charlemagne développa si fortement l’institution des missi dominici dont une des taches les plus importantes était de faire connaître le contenu des capitulaires et de veiller à leur exécution. Ceux-ci devaient enquêter au sujet des injustices et des abus, les faire cesser, contrôler le comportement des agents territoriaux, en premier lieu des comtes, faire rapport au roi à ce sujet, commenter les dispositions nouvelles qu’ils devaient faire connaître à la population, etc.

L’ample usage de l’écrit introduit par Charlemagne dans l’administration de ses territoires a contribué à la formation et au développement de cadres politiques et sociaux qui ont marqué de leur empreinte les pays ayant appartenu à l’empire carolingien.

Le roi

Importance de son action personnelle

L’action directe du roi fut importante aussi longtemps que le roi se déplaça, c’est-à-dire avant les dernières années de Charlemagne, où celui-ci résida de façon quasi permanente à Aix-la-Chapelle. C’est lui, en effet, le moteur central de l’Etat, dont la volonté fait la loi.

Un souverain itinérant

Il ne faut pas oublier, en effet, que les rois carolingiens, comme leurs prédécesseurs mérovingiens, ont été des souverains itinérants. C’est seulement à partir de 807 que Charlemagne a résidé de façon permanente à Aix-la-Chapelle. Depuis 794-795, cependant, le palais d’Aix était déjà la résidence d’hiver de Charlemagne. Il faut, en effet, distinguer dans l’activité gouvernementale des rois francs deux périodes bien distinctes de l’année : le printemps et l’été, réservés aux activités extérieures, grandes assemblées, expéditions militaires, voyages ; l’automne et l’hiver, consacré au travail intérieur, c’est-à-dire à la réflexion et à la préparation des grandes décisions. Le nomadisme du souverain devint même, peu à peu, une nécessité qu’imposait l’énorme étendue du royaume.

Les résidences royales ou « palais »

La plupart de ces palais ruraux se situent dans le nord et le nord-est de la France. Il serait erroné de se les représenter comme des châteaux, car ils n’étaient généralement pas fortifiés. C’étaient, par contre, de grandes exploitations rurales, pourvues de batiments ou de locaux destinés à l’hébergement et à la résidence du souverain et de sa suite ou pouvant être aménagés dans ce dessein.

Les organes centraux du pouvoir

Les dignitaires de la cour

Le palais au sens abstrait, c’est-à-dire l’entourage du roi, se déplaçait donc avec celui-ci à travers le royaume. Il était composé principalement, en dehors de la famille du souverain, des chefs des services intérieurs, c’est-à-dire, en réalité et à l’origine, des serviteurs personnels du roi : le sénéchal – titre signifiant littéralement le « vieux serviteur » – chargé de veiller à l’approvisionnement du palais et particulièrement à celui de la table du roi, d’où son titre latin de « préposé à la table royale » ; le « bouteiller », ou chef des échansons ; le « chambrier », gardien de la « chambre » royale où était déposé le trésor ; le « connétable » enfin, responsable de l’écurie et notamment des transports, si importants pour une cour itinérante. Le rôle de ces officiers auliques n’était évidemment pas limité aux affaires privées du souverain et on les voit régulièrement employés à d’autres taches, notamment à des commandements militaires.

Une administration embryonnaire

Hormis ces dignitaires, l’administration centrale carolingienne, des plus rudimentaires, ne disposait pas de services spécialisés, sauf, en raison du personnel qualifié qu’ils exigeaient, deux services assurés, l’un exclusivement, l’autre de préférence, par des clercs : la chapelle et la chancellerie. La chapelle était constituée du corps des clercs assurant le service religieux à la cour du roi.

Le tribunal royal

Il faut enfin signaler la présence au palais d’un dernier haut fonctionnaire, le « comte du palais », assesseur spécialisé au tribunal du palais.

L’assemblée générale annuelle

Certains procès criminels d’une particulière gravité, tel celui des conjurés de la conspiration menée en 786 par Hardrad, ou celui de Pépin le Bossu et de ses complices en 792, furent néanmoins introduits devant l’assemblée générale ou diète, qui est une des institutions principales de la monarchie carolingienne et dont il importe maintenant de définir le rôle.

Elle n’est pas, malgré la terminologie officielle, l’assemblée populaire qu’imagina naguère une certaine littérature romantique, trompée sans doute par la liaison étroite entre la convocation de l’assemblée et le rassemblement de l’armée au mois de mars – d’où son vieux nom de « champ de mars » – ou en mai – d’où « champ de mai ». L’assemblée générale, au contraire, avait un caractère nettement  aristocratique. Les membres de l’assemblée se réunissaient au moins une fois par an. Soigneusement préparé par le roi et son entourage, son ordre du jour, mis par écrit, prévoyait parfois une délibération séparée des ecclésiastiques et des laïques au sujet de question relevant de leurs compétences respectives.

Les réponses des deux groupes aux questions de l’ordre du jour n’étaient pour le roi que des avis ; toutefois, leur influence sur les décisions prises après les délibérations fut très réelle.

L’armée

Comme on l’a dit, l’assemblée annuelle coïncidait généralement avec le rassemblement de l’armée. Sous Charles Martel, Pépin et Charlemagne, l’armée franque guerroya tous les étés.

Un principe, tous les hommes libres étaient tenus de répondre au « ban de l’ost ». Puisqu’ils ne recevaient pas de solde et qu’ils devaient, d’autre part, apporter de la nourriture pour trois mois, des vêtements et des armes pour six mois, le service militaire était la charge la plus lourde des hommes libres. Aussi les guerres annuelles les ont-elles appauvris à un tel point que beaucoup d’entre eux, n’en pouvant plus supporter le poids écrasant, finirent par vendre leurs biens et leur personne pour entrer dans l’Eglise ou devenir plus simplement mendiants, bandits ou malfaiteurs. Cette situation s’aggrava vers la fin du règne de Charlemagne. Aussi, malgré certaines mesures prises par Charlemagne pour alléger les charges militaires des hommes libres, l’arme des fantassins diminua-t-elle en valeur et en importance, cédant progressivement le pas à la cavalerie. L’armement et l’équipement du cavalier, spécialement du cavalier lourd, cuirassé, était, en effet, très onéreux et les Carolingiens commencèrent à concéder des terres à des vassaux directs, dont ils multiplièrent le nombre, afin de les mettre à même d’accomplir le service militaire de cavalier. Ils encouragèrent, d’autre part, les grands – comtes, évêques, abbés, riches propriétaires – à entretenir à leur tour des vassaux, développant ainsi, sans dépenses pour le roi, leur cavalerie aux frais de l’aristocratie.

La féodalité carolingienne

Cette introduction de la vassalité et du « bénéfice », c’est-à-dire du fief, dans l’organisation de l’Etat constitue d’ailleurs l’une des réalisations majeures des Carolingiens. Le système auquel elle a donné naissance, et que l’on appelle la féodalité, a été pleinement développé après l’époque carolingienne dans tous les Etats nés du démembrement de l’Empire. Dans son principe, la vassalité était fondée sur un contrat privé entre deux hommes libres, dont l’un, le vassal, « se commandait » au service de l’autre, qu’il reconnaissait pour seigneur en échange de la protection garantie par celui-ci. Comme telle, la vassalité existait déjà à l’époque mérovingienne. Or, dans le courant du VIIIème siècle, une pratique nouvelle vint concrétiser l’engagement du seigneur protecteur : celui-ci était amené de plus en plus à gratifier son vassal de quelque terre ou de quelque autre bien, que celui-ci tenait de lui à titre de « bienfait » ou « bénéfice », et qui à partir du Xème siècle on appela « fief », complément et contrepartie désormais du vasselage. Les Carolingiens ont généralisé cette pratique vis-à-vis de leurs propres vassaux, les « vassaux royaux », dont ils ont fait progressivement des vassaux « chasés », en leur concédant une terre ou des terres en bénéfice, au lieu de les entretenir directement dans leur maison comme c’était le cas auparavant. Ces bénéfices étaient pris parmi les domaines royaux ou prélevés de plus en plus, à cause des insuffisances des réserves royales, sur les biens des monastères et des églises. De cette façon, la vassalité royale put fournir en premier lieu les cadres de l’armée carolingienne et son arme la plus efficace, la cavalerie lourde. D’autre part, les vassaux royaux constituèrent, dans les régions où l’autorité royale semblait moins assurée, des sortes de colonies militaires, comme en Aquitaine. Enfin, Pépin et Charlemagne ont mis la vassalité également au service de leur administration en engageant les comtes à entrer dans leur vasselage, doublant leurs devoirs d’Etat de devoirs personnels.

La multiplication des « bénéfices » conduit à poser le problème des ressources de la royauté carolingienne. Disons immédiatement que les Carolingiens n’ont pas développé une véritable fiscalité d’Etat. Ils se sont contentés des débris du vieux système fiscal romain qui avaient survécu à l’époque mérovingienne. Leur attitude peu constructive à cet égard s’explique fondamentalement par la structure économique de la société carolingienne, dont on doit dire dès à présent qu’elle était caractérisé par la primauté de l’agriculture et de la richesse foncière d’une part, et par la faiblesse des échanges commerciaux et monétaires d’autre part. Les besoins de l’Etat ont du s’adapter à cette situation et la royauté s’est préoccupée en premier lieu de sa fortune foncière, dont elle tirait ses revenus les plus réguliers et de beaucoup les plus considérables.

Hormis ceux-ci, elle disposait de ressources du type : prises de guerre – esclaves, butins, tributs – et des profits de justice – amendes, confiscation de biens –, puis de quelques impôts, notamment des redevances personnelles subsistant encore çà et là, tels des vestiges d’anciens impôts romains, ou bien les « dons » annuels au roi, auxquels étaient tenus les membres de l’aristocratie et les établissements ecclésiastiques. Toutefois, les impôts indirects constituaient les seules ressources de nature « fiscale » et d’origine romaine qui aient conservé, à travers l’époque mérovingienne, quelque importance réelle aux VIIIème et IXème siècles. Il s’agit avant tout du tonlieu, impôt royal sur la circulation des marchandises et sur leur vente au marché.

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