Economie et société rurale à la période carolingienne


La grande propriété et le domaine

Représentativité des domaines royaux

Cependant, comme on vient de le dire, tous ces revenus non fonciers du roi carolingien, étaient néanmoins insuffisants. La véritable base matérielle du pouvoir carolingien résidait dans les domaines royaux.

Les domaines royaux carolingiens étaient inégalement répartis à travers le territoire de la France actuelle : leur plus forte concentration se situe au nord de la Loire, notamment dans la région parisienne, ainsi que dans les bassins de l’Oise, de la Marne, de l’Aisne et de la Meuse, où l’on trouve également les « palais » royaux les plus importants.

Origines du grand domaine

Cœur du royaume, ancien pays des Francs, ces régions sont également celles où domine à l’époque la grande propriété, dont on peut dire qu’elle est le type principal de l’exploitation agraire dans le monde carolingien. Pendant les VIème, VIIème et VIIIème siècles, en effet, le peuplement de ces régions a été caractérisé par l’établissement de colonies germaniques assez denses. Ces implantations royales et aristocratiques dans le nord et le nord-est de la France ont eu des conséquences importantes pour le régime agraire. Le type d’existence de l’aristocratie de ce temps supposait, en effet, un large ravitaillement, des greniers toujours pleins, des champs de dimensions exceptionnelles, compte tenu du bas niveau des rendements, la disposition enfin de vastes étendues incultes pour l’approvisionnement en gibier et les plaisirs de la chasse et pour l’élevage des chevaux, attributs essentiels d’une aristocratie guerrière.

A ces conditions répondait la constitution de vastes ensembles fonciers et pour l’exploitation desquels on fit appel à une main-d’œuvre composée principalement, du moins à l’origine, c’est-à-dire pendant l’époque mérovingienne, d’esclaves.

Destinées de l’esclavage

Les esclaves, comparables à beaucoup d’égards à ceux de la Rome antique, étaient employés à la mise en valeur des vastes champs qui faisaient partie de l’ « exploitation du maître » (mansus indominicatus) du « domaine ». Une partie des esclaves était logée dans l’enclos de la cour seigneuriale. Toutefois, à la suite d’un déclin certain de l’esclavage, qui fut l’effet à la fois des progrès de la christianisation et de la fin des conquêtes carolingiennes, les grands propriétaires commencèrent à « caser » les esclaves sur une terre, où ils purent s’établir avec leur famille et dont ils tiraient par leurs propres bras leur subsistance. En échange de cette dotation, ces « maisons » paysannes, ces « manses » comme on disait, devaient à l’exploitation du maître des prestations diverses, en premier lieu des prestations de travail.

Le régime domanial

Origines et diffusion

Cette transformation du régime d’exploitation du domaine a eu lieu principalement pendant le VIIIème siècle, et d’abord dans les domaines royaux. C’est là qu’est né, peu avant et surtout pendant l’époque carolingienne, le mode d’exploitation de la grande propriété.

Il convient de dire que, à coté de « manses » serviles, beaucoup de grands domaines, vers la même époque, ont intégré des exploitations préexistantes de paysans possesseurs libres et de gentilshommes campagnards. Ces exploitations y sont devenus des manses « libres ». D’autres domaines encore se sont agrandis par voie de défrichements, opérés par des « hotes » venus d’ailleurs, dont la terre gagnée sur les friches a bientôt constitué d’autres « manses ». Ajoutons à cela que le régime domanial classique a été aussi celui des grands domaines ecclésiastiques des régions au nord de la Loire dont l’origine remonte d’ailleurs très souvent à une donation royale ou aristocratique.

Le manse et la paysannerie

Bien que les différences entre les deux catégories de manses aient tendance à s’estomper, on constate que le manse libre est plus étendu que le manse servile, qu’il doit de lourdes taxes en remplacement du service militaire, auquel seuls les colons, c’est-à-dire les libres, étaient obligés, et qu’il est astreint à des travaux bien définis sur le manse du maître Les manses « serviles », par contre, doivent au manse seigneurial des services de bras et des services domestiques qui rappellent leur origine. On aura toutefois remarqué que déjà les occupants d’un manse libre doivent accomplir, outre certaines taches fixes, qui leur sont proches, les corvées indéfinies qui, à l’origine, ne pesaient que sur les manses serviles. D’autre part, il n’y a déjà plus de coïncidences entre le statut des manses et celui des hommes qui l’occupent. Les anciennes distinctions juridiques entre libres et esclaves sont en voie d’effacement, principalement au détriment des anciens paysans libres, dont nous avons évoqué plus haut, à l’occasion d’un aperçu de l’organisation militaire carolingienne, les conditions d’existence de plus en plus pénibles à l’époque de Charlemagne.

Diversité rurale de la France

Si le peuplement semble donc avoir été très dense dans ces régions, si l’agriculture, en conséquence, y était très avancée, notamment par rapport à l’élevage et aussi du point de vue technique – rotation triennale des cultures –, il serait toutefois bien téméraire d’étendre à l’ensemble de la France l’image que nous fournissent les célèbres polyptyques carolingiens.

A cotés de ces îlots surpeuplés, d’autres régions de la France, principalement au sud de la Loire et dans la France de l’Ouest, offraient, sans doute, à la même époque, un image bien différente. Non seulement de larges espaces y demeuraient encore déserts, mais le régime domanial, avec l’avance des cultures, y pénétrait difficilement. La petite propriété paysanne y était plus largement représentée, la concentration des terres en grosses exploitations constituait plutôt l’exception, et même là où celles-ci existaient, l’association des manses – beaucoup plus étendus et uniformes – à l’exploitation de la terre du maître était beaucoup plus lâche, ou même absente.

Le rôle économique du grand domaine

Isolement, autarcie ou intégration ?

Il ne faut pas se représenter la grand domaine carolingien comme un organisme clos destiné à fonctionner entièrement replié sur lui-meme. Il s’intégrait activement dans un ensemble économique plus vaste, et ceux pour plusieurs raisons.

Production et commerce

Les grands propriétaires possédaient d’ordinaire plusieurs domaines, répartis sur plusieurs régions. Cette situation implique des liaisons entre les divers domaines, soit que le propriétaire, tel le roi, se déplaçât constamment de l’un à l’autre et dut rester informé de ce qui se passait dans chacun de ceux qu’il allait visiter, soit qu’un propriétaire à résidence fixe, telle une grande abbaye, dut organiser des transports pour faire venir de ses domaines éloignés sont approvisionnement. Enfin et surtout, une part de la production du domaine entrait dans le circuit commercial local, interrégional et même international. Même si les maîtres mettaient leur idéal à tirer de leur terre de quoi subvenir à tous leurs besoins, le grand domaine se trouvait donc en communication avec d’autres domaines, avec les exploitants paysans qui l’environnaient et même, par l’intermédiaire des marchés locaux et interrégionaux, avec un monde économique aux horizons parfois fort larges.

Essor commercial et destinées des profits

L’économie du domaine s’ouvre donc normalement sur le commerce. Si l’existence d’échanges commerciaux ne fait point de doute, il convient cependant de ne pas leur attribuer une importance trop grande à long terme. Les grands domaines, au IXème siècle, ont effectivement soutenu l’essor du négoce. Toutefois, les maigres capitaux créés aux VIIIème et IXème siècles par le travail paysan n’ont guère été investis de façon productive par une aristocratie que dominait l’amour du luxe : ils finirent par s’accumuler, sous forme de bijoux et de parures, dans le trésor des églises, du roi et des grands, et y demeurèrent immobilisés pour plusieurs siècles interdisant ainsi toute possibilité d’investissement et d’essor économique.