La synthèse parisienne (XIIIème siècle)
Vers 1250, de la Loire à l’Artois et de la Normandie à la Champagne, la France du Nord déploie sur un commun paysage de prospérité urbaine, par ces cercles poétiques, ses écoles et ses cathédrales, les expressions variées d’une même richesse. Car partout la langue des élites urbaines est celle de Pontoise ou de Saint-Denis et, sous les formes diverses des porches et des portails, le style est d’Ile-de-France, la pensée parisienne. Plus que jamais Paris ordonne, rassemble et harmonise. Auprès du roi, les princes des fleurs de lis y résident, et les autres s’y font élever des demeures.
Le
grand atelier d’Occident
Dès
la fin du XIIème siècle, la précellence intellectuelle de Paris est chose
universellement admise. Si l’île de la Cité retient encore à l’ombre de
Notre-Dame partie des théologiens et des juristes, les arts libéraux se sont
fixés entre le Petit-Pont, la montagne Sainte-Geneviève et le bourg
Saint-Germain, sur cette rive gauche où les écoles sont encore dispersés parmi
les granges et les masures. C’est que l’enseignement se dispense partout :
dans des locaux loués par les maîtres, dans des fondations religieuses, cloîtres
ou églises, mais aussi dans les rues et sur les places. La plus ancienne des
institutions s’est ouverte en 1180 ; la plus prestigieuse est fondée par
le chapelain de Saint Louis, Robert de Sorbon, richement dotée et réservée aux
étudiants en théologie.
Ce
monde, toujours turbulent, est tour à tour animé par la passion de l’étude et
celle de l’aventure.
Dès
1200, maîtres et étudiants ont obtenu leurs privilèges d’ordre
juridictionnel ; en 1215, le légat du pape Pierre de Courson donne ses
premiers statuts à l’ « Université », qui détient dorénavant la
collation des grades et l’organisation des études ; enfin, en 1231, pleine
personnalité juridique est reconnue à l’universitas magistrorum et
scholarium, placée directement sous la protection pontificale.
Dans
cette longue lutte contre l’évêque et la justice royale, les universitaires
avaient paradoxalement obtenu l’appui du roi et celui du pape.
L’Université
est, vers 1260, composée de quatre facultés. La faculté des arts – où se
dispense avant tout un enseignement de philosophie – est celle des débutants de
quatorze à vingt-cinq ans, si nombreux qu’ils se sont divisés en
« nations » qui ont chacune leur représentation élue et sont
supervisées par un recteur. On peut y être bachelier après deux ans d’études,
et docteur après six. On s’oriente ensuite vers l’une des trois facultés
supérieures, fréquemment vers la médecine ou le droit, car, en cinq ou six ans,
on y obtient généralement la licence ou le doctorat, tandis qu’il en faut une
quinzaine pour parvenir au même résultat dans la faculté majeure de théologie.
Culture
et pensée scolastique
Cette
université ainsi pourvue de son autonomie, mais non encore figée dans ses
privilèges, vibrante de jeunesse, ouverte au monde et émouvante d’optimisme,
fit de Paris, malgré les contrôles et les interdictions, le grand atelier
d’Occident, où s’élaborait une nouvelle culture.
C’est
à l’aurore du XIIIème siècle que se forgent les premières grandes
« sommes » de théologie scolastique, exhaustive et systématique. Elles
s’appuyaient sur les autorités chrétiennes, grecques et latines.
L’homme
et la Création
Le
raisonnement rigoureux des clercs ne s’égarait plus dans l’imaginaire. Dans
l’école, comme sur le chemin, ils observaient la nature. Voilà pourquoi le
règne de Saint Louis fut le temps des astronomes, des naturalistes et des
géomètres ; des « sommes », des « miroirs », des
encyclopédies et des inventaires. Leurs auteurs accueillaient encore des
monstres, mais qui semblaient comme domestiqués au milieu des herbes et des
animaux familiers. Aux porches des cathédrales, les fantastiques bêtes romanes
se transformèrent en grotesques ou disparurent, remplacées par les feuillages
du terroir. Aux chapiteaux et dans les frises, les oiseaux chantaient la joie
de l’homme. Au centre de l’univers et en harmonie avec lui, comme Dieu incarné
au centre de ses créatures, le chrétien de chair au centre de la propagande
anti-hérétique, et le corps de saint François au centre de son bonheur.
L’homme, dans son activité créatrice, son labeur quotidien, magnifié par les
Franciscains, imitant Dieu, enseignant par le Livre et construisant l’Univers
le compas à la main.
Les
hommes, dans des œuvres littéraires plus soucieuses de concret, prenaient plus
de consistance, de vérité sociale et de variété psychologique. Les hommes
témoignaient en foule de l’incarnation du Christ aux façades des cathédrales.
Ils y pesaient maintenant sur leur socle, se détachaient du mur, dans des
proportions plus harmonieuses, des attitudes vraies et des expressions plus
exactes, dotés d’un regard éclairé par la proximité de la Vierge et des saints
et par la certitude de la rédemption. Idéalisés, soumis à un cadre rationnel
bannissant l’accident, ils révélaient l’ordre et l’harmonie du monde, sous la
forme des espèces et des catégories, selon l’enseignement d’Aristote.
L’homme,
Aristote et Dieu
La
logique d’Aristote avait été l’instrument de la nouvelle culture. Les grandes
œuvres du physicien, du métaphysicien et du moraliste furent connues pour
l’essentiel autour de 1200, et totalement avant le milieu du siècle. Dès le
début du siècle, l’univers, progressivement dévoilé, du Nouvel Aristote et de
ses commentateurs semblait antinomique de la révélation chrétienne.
Dès
1210, l’Eglise réagit. Par l’exclusion. Il fut interdit aux clercs de lire
« publiquement ou secrètement » ma Physique ou la Métaphysique.
Mesure illusoire et dangereuse ! Les écrits prohibés circulaient entre les
meilleures mains ; Aristote passionnait par trop les docteurs. Les
théologiens n’adoptèrent d’abord que les passages qui confirmaient leurs
propres opinions, tandis que d’autres expurgeaient les erreurs et les
commentaires fallacieux. En 1255, sur commande du pape Alexandre VI, le
dominicain Albert de Cologne – Albert le Grand – commenta tout le corpus
aristotélicien, afin « d’orienter tout le savoir vers Dieu ». Son
élève, Thomas d’Aquin, se proposa d’accorder la foi et la raison ; en
l’interprétant et en le corrigeant, il voulut faire du système aristotélicien
le fondement même de toute théologie. Sa Somme théologique fut le
premier système philosophique chrétien, monumental, vertigineux de puissance,
de liberté et de rigueur.
Le
franciscain saint Bonaventure, installé lui aussi par le pape Alexandre VI sur
une autre chaire parisienne de théologie, demandait à saint Augustin plus qu’à
Aristote, incitait la philosophie à regagner des limites qu’elle n’aurait
jamais du franchir et mettait en garde ceux qui finissaient par penser qu’ils
pouvaient tout comprendre, même l’incompréhensible. D’ailleurs, beaucoup, en
dehors même de saint Bonaventure, trouvaient dangereusement novatrice la
tentative de saint Thomas.
A
Paris se décidait le destin de l’homme. Les tournois philosophiques y étaient
encore empreints d’optimisme, mais, peu avant 1270, on prenait confusément
conscience de la démesure du combat. Au terme d’une route commune, d’un
gigantesque effort de synthèse, les chemins des théologiens divergeaient. Peu
auparavant, les imagiers de Reims n’étaient pas parvenus à ordonner sur les
façades leurs milliers de figures. C’était un autre signe – parmi beaucoup –
d’une dramatique remise en question de l’harmonie du monde chrétien.
La
cathédrale et l’harmonie du monde
Le
chantier de Chartres, ouvert en 1194, avait été pour l’architecture gothique
comme une seconde naissance. De cet édifice exceptionnellement homogène, bâti,
pour l’essentiel, en moins de vingt-cinq ans, se dégagea le type classique de
la cathédrale, exprimé dans les trente années suivantes à Soissons, Reims,
Amiens et Beauvais. Grâce à un système de construction sans cesse amélioré, on
put augmenter la hauteur de l’église, simplifier son élévation par la
suppression des tribunes, mieux articuler l’édifice par d’identiques supports
verticaux entre lesquels le mur devenait inutile.
Les
riches possibilités de Chartres furent aussitôt exploitées.
Le
décor prit le pas sur la monumentalité, la linéarité sur l’équilibre.
Littérature
aristocratique et nouvelle culture
La
sagesse du siècle pouvait être fatale aux belles-lettres. La philosophie les
étouffait dans l’Ecole. En dehors d’elle, les œuvres littéraires répondirent
aux promesses du XIIème siècle, parées de langue de France qui gagnait tous les
genres.
Certes,
dans bien des salles, on vibrait encore à la geste de Charlemagne ou de Don de
Mayence. Les guirlandes courtoises dont elle s’entourait n’empêchèrent point
l’épopée de tomber en décadence. Car, partout dans la France du Centre et du
Nord, le lyrisme occitan triomphait. Un autre courant courtois, mystique, qui
avait pris sa source dans le Perceval de Chrétien de Troyes, s’augmenta,
peu après 1200, de l’énorme suite du Lancelot en prose. Le roman
arthurien disparut avec lui. Car l’idéal aristocratique allait désormais dans
la « prud’homie », l’intelligence au sentiment, la
« clergie » à la « sapience », la crainte de Dieu à la
connaissance.
Ce
nouvel équilibre mental ne se limitait pas aux cercles étroits de la cour
royale ; il avait pénétré certains milieux aristocratiques.
L’ordre
et l’harmonie que les théologiens venus d’Italie, d’Angleterre et de l’Empire
recherchaient à Paris, le royaume semblait les offrir à l’Occident.
Partout
dans la chrétienté, jusqu’en Hongrie, en Pologne et à Chypre, des évêques
formés à l’université de Paris firent appel aux artistes parisiens pour orner
leurs églises, et aux architectes picards ou champenois pour reconstruire leurs
cathédrales.
Tous
les sires n’avaient pas cette soif de connaissance ; mais la plupart
d’entre eux avaient voyagé, ils pratiquaient la langue de France, et avaient
des idées plus claires que leurs ancêtres. Ils apprenaient le droit pour
défendre leur bien ou servir le prince, envoyaient déjà leurs fils aux écoles et avaient auprès
d’eux un clerc. Ceux-là abandonnaient les illusions mystiques du Lancelot
pour des œuvres plus réalistes ou des écrits historiques désormais écrits en
langue vulgaire. Par bien des aspects, les goûts de l’aristocratie cultivée
répondaient à ceux d’une élite plus large, bourgeoise ou cléricale, qui se
divertissait aux exploits multipliés de Renart, aux compositions comiques des
fabliaux, et riait à ses propres travers que Rutebeuf allait bientôt dénoncer
en d’émouvants poèmes, où il exprime avec sincérité sa tristesse et son
désenchantement.