30 mars 1707: Vauban, au service de sa Majesté
« Je perds un homme fort affectionné à ma personne et à l’État ». C’est ainsi que, Louis XIV réagit à l’annonce de la mort de Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, ce 30 mars 1707, à l’âge de 74 ans. Le Roi Soleil reconnaît en Vauban un « bon Français ».
Ingénieur, architecte militaire, urbaniste, ingénieur hydraulicien et essayiste français, Vauban a une vision scientifique, sinon mathématique de la réalité et en fait un large usage dans ses activités. Expert en poliorcétique (c'est-à-dire en l'art d'organiser l'attaque ou la défense lors du siège d'une ville, d'un lieu ou d'une place forte), il donne au royaume de France une « ceinture de fer » qui le rend inviolée durant tout le règne de Louis XIV — à l'exception de la citadelle de Lille prise une fois — jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, période où les forteresses sont rendues obsolètes par les progrès de l'artillerie.
Issu d’une famille de petits hobereaux nivernais récemment agrégés à la noblesse, les Le Prestre furent probablement d’anciens marchands. De son enfance et de son adolescence, on ignore à peu près tout. Il a vécu toute son enfance dans une ambiance de guerre (c’est en 1635 que la France entre dans la guerre de Trente Ans), avec son cortège de violences et de maladies. Il fait ses « humanités » entre 1643 et 1650 au collège de Semur-en-Auxois. Il connait une enfance plutôt pauvre, au contact des campagnards.
Et puis c’est la Fronde (1648-1652). Vauban est présenté au prince de Condé, chef du parti frondeur, par un oncle maternel qui est dans son état-major. Au début de 1653, alors que le prince de Condé est passé au service de l'Espagne, le jeune Vauban, est conduit au camp de Mazarin, qui le fait comparaître, l'interroge et se montre séduit par ce Morvandais râblé et trapu, vigoureux, plein de vie, à la vivacité d’esprit et la repartie remarquable. C’est là un décisif déplacement de fidélité : il passe de la clientèle de Monsieur le Prince à celle de Mazarin, c’est-à-dire à celle du roi.
Il se trouve bientôt placé comme volontaire auprès de Louis Nicolas de Clerville, ingénieur et professeur de mathématiques, chargé du siège de Sainte-Menehould (la ville qui avait vu Vauban se distinguer dans l’armée rebelle). La ville capitule le 25 novembre 1653, et Vauban, chargé de réparer cette place forte, est nommé lieutenant au régiment d’infanterie de Bourgogne. Dans les années qui suivent, placé sous la tutelle du chevalier de Clerville, commissaire général des fortifications, il sert en Champagne et participe à de nombreux sièges (14 de 1653 à 1659): Stenay, Arras (août 1654), Clermont-en-Argonne (novembre 1654), Landrecies (juin-juillet 1655), Valenciennes (juin-juillet 1656), Montmédy (juin-juillet 1657) en présence du roi, Mardyck (septembre 1657), Gravelines (été 1658), Audenarde et enfin Ypres (la même année).
A vingt-cinq ans, il a déjà le corps couturé de multiples blessures, mais sa bravoure et sa compétence sont reconnues, notamment par Mazarin. A vingt-sept ans, un congé d’un an lui permet de rentrer au pays pour épouser le 25 mars 1660, une petite parente, demi-sœur de cousins germains, Jeanne d’Osnay ou d’Aunay, fille de Claude d'Osnay baron d'Epiry. Le jeune couple s'installe dans le château d'Epiry. À peine marié depuis deux mois, Vauban est rappelé par le service du roi pour procéder au démantèlement de la place forte de Nancy rendue au duc de Lorraine. Il ne reviendra que rarement dans son domaine. Un de ses plus longs séjours à Bazoches a lieu en 1690, le roi l’autorisant à y rester presque toute l’année pour soigner une fièvre et une toux opiniâtres. Mais même à Bazoches, il ne cesse de travailler : tout au long de l’année 1690, Louvois lui adressa de multiples mémoires…
Le 3 mai 1655, à l'âge de 22 ans, il devient « ingénieur militaire responsable des fortifications » et, en 1656, il reçoit une compagnie dans le régiment du maréchal de La Ferté. En 1667, Vauban assiège les villes de Tournai, de Douai et de Lille, prises en seulement neuf jours. Le roi lui confie l'édification de la citadelle de Lille qu'il appellera lui-même la « Reine des citadelles ». En 1662, il part pour Dunkerque que Louis XIV vient de reprendre aux Anglais. Il est chargé de la direction des travaux de consolidation des principaux points d’appui stratégiques français du Nord. Puis il est envoyé dans le Sud pour dresser les plans des fortifications de Verceil, Turin, Pignerol, etc… et retour à Dunkerque. Guidé par des soucis stratégiques et humanitaires, Vauban cherchera dans toutes ses réalisations à assurer la salubrité des conditions de vie des soldats en garnison.
Il
dirige aussi le siège de Maastricht en 1673. Pour la
première fois, la direction supérieure des travaux est soustraite aux généraux
et confiée à un ingénieur : Vauban, qui a sous ses ordres le corps du
génie tout entier, porte entièrement la responsabilité de la conduite de tous
les travaux du siège. Appuyé sur le corps du génie, il inaugure un nouveau mode
d’approche des prises de places. Jusqu’alors, les travaux d’approche
consistaient en une tranchée unique fort étroite, derrière laquelle
s’abritaient les travailleurs, mais qui ne donnait pas aux troupes un espace
suffisant pour se mouvoir, et provoquait de terribles boucheries. Vauban
rationalise le procédé des techniques d’approche dite des parallèles. Le siège
à la Vauban est une méthode raisonnée dans laquelle l'ingénieur mathématicien
coordonne tous les corps de troupe. Ce qui n’évitera pas les nombreux morts
(d’Artagnan notamment). Aucun siège important n’est désormais entrepris sans l’avis
de Vauban.
C'est
la victoire de Maastricht qui pousse le roi à lui offrir une forte
dotation lui permettant d'acheter le château de Bazoches en 1675.
Vauban succède le 4 janvier 1678 à Clerville au poste de commissaire général
des fortifications. Il est fait lieutenant général en 1688, puis
maréchal de France, en 1703. Il devint si fameux que l'on dit
même : Une ville construite par Vauban est une ville sauvée, une
ville attaquée par Vauban est une ville perdue.
Les
plans des fortifications du nord étant terminés, Vauban retourne dans le midi
pour aménager le port de Toulon, les fortifications de Perpignan et fait élever
nombre de citadelles dans toute la région. A l’est, il élabore les plans de défense
des places stratégiques : Phalsbourg, Toul, Belfort, Sarrelouis, Longwy,
Strasbourg et Fort-Louis. Il complète les ouvrages d’art militaire de Verdun,
Sedan, Montmédy, Metz, Marsal, Charleville, Rocroi et Blamont. Dans les années
1680, il s’attache au renforcement d’un réseau portuaire et à la création de
nouvelles forteresses sur la côte atlantique comme Calais, Dieppe, La Hougue,
Saint-Malo, Brest, Camaret, Belle-Ile, Saint-Martin-de-Ré, La Rochelle, Oléron,
Rochefort, Hendaye… L’état des places fortes du royaume, dressé par Vauban en
novembre 1705, compte « 119 places ou villes fortifiées, 34
citadelles, 58 forts ou châteaux, 57 réduits et 29 redoutes, y compris Landau
et quelques places qu’on se propose de rétablir et de fortifier. »
En vingt ans, 100 millions de livres ont été dépensés à fortifier les
frontières.
Mais Vauban, apprécié à
son époque et jugé depuis comme un homme lucide, franc et sans détour,
n’a de cesses de s’intéresser aux plus humbles sujets du roi, « accablés
de taille, de gabelle, et encore plus de la famine qui a achevé de les
épuiser » (1695).
Il
est fortement marqué par la crise de subsistances des années 1693-1694, qui
affecta surtout la France du Nord, et provoqua peut-être la mort de deux
millions de personnes. Elle aiguisa la réflexion de l'homme de guerre confronté
quotidiennement à la misère, à la mort, à l'excès de la fiscalité royale :
« la pauvreté, écrit-il, ayant souvent excité ma compassion, m'a donné
lieu d'en rechercher la cause ».
C’est pour ces hommes et ces femmes, tenaillés par
la misère et par la faim, qu’il écrit ce mémoire intitulé Cochonnerie, ou le
calcul estimatif pour connaître jusqu'où peut aller la production d'une truie
pendant dix années de temps. Dans ce texte singulier, d'abord titré Chronologie
des cochons, traité économique et arithmétique, non daté, destiné à adoucir
les rudesses de la vie quotidienne des sujets du roi, trop souvent victimes de
la disette, Vauban veut prouver, calculs statistiques à l'appui sur dix-sept
pages, qu'une truie, âgée de deux ans, peut avoir une première portée de six
cochons. Au terme de dix générations, compte tenu des maladies, des accidents
et de la part du loup, le total est de six millions de descendants (dont 3 217 437 femelles) ! Et sur douze
générations de cochons, il « y en aurait autant que l’Europe peut en
nourrir, et si on continuait seulement à la pousser jusqu’à la seizième, il est
certain qu’il y aurait de quoi en peupler toute la terre abondamment ». La
conclusion de ce calcul vertigineux et providentiel est claire : si pauvre
qu'il fût, il n'était pas un travailleur de terre « qui ne puisse élever
un cochon de son cru par an », afin de manger à sa faim.
Vauban
apparaît comme un réformateur hardi dont les idées se situent à contre-courant
de ce que la majorité de ses contemporains pense. Son contact avec le Roi lui
permet de soumettre directement ses idées. Louis XIV lui rend bien cette franchise, cette liberté de parole et de jugement, en lui
accordant une confiance absolue en matière de défense du royaume. On ne
peut être que frappé par la multitude de ses compétences, de ses centres
d’intérêt, de ses pensées, de ses actions : que ce soit par le
façonnement du paysage et la défense du territoire avec la construction de la « ceinture
de fer », la transformation de l’ordre social au moyen d’une réforme de
l’impôt. Vauban s'intéresse aussi à la démographie, à la prévision
économique et, bien qu'il soit militaire, n'hésite pas à donner son avis dans
les affaires de l'État.
« Je
ne crains ni le roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble (…). La fortune
m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France ; mais en récompense,
elle m’a honoré d’un cœur sincère si exempt de toutes sortes de friponneries
qu’il n’en peut même soutenir l’imagination sans horreur », écrivait-il à Louvois
dans une lettre datée du 15 septembre 1671.
A
la fin de sa vie, on sent Vauban profondément écartelé entre sa fidélité au roi
et son amour de la patrie au nom du bien général qui ne lui semble plus devoir
être confondu avec celui du roi. En 1703, il est fait Maréchal. En octobre
1706, Vauban se trouve à Dunkerque. Le roi lui a confié la défense de la
frontière maritime des Flandres alors sérieusement menacée. Il a
73 ans, Vauban demande à être relevé de son commandement. Il souffre depuis
longtemps d’un rhume récurrent, en fait une forme de bronchite chronique, et
vient effectivement de subir de violents accès de fièvre. Il est en outre
plein d’amertume depuis le siège de Brisach, en 1703, le dernier siège
dont il a la charge. Depuis le Roi ne lui propose plus rien. Dans les derniers
jours de l’année 1706, il rentre à Paris dans son hôtel de la rue Saint-Vincent
(actuelle rue de Rivoli).
C’est
alors qu’il décide, peut-être incité par l’abbé Vincent Ragot de
Beaumont, qui fait fonction de secrétaire, d’imprimer son livre, cette Dîme royale,
celui, de tous ses écrits, qu’il estime le plus.
Dans cet ouvrage, il
met en garde contre de forts impôts qui détournent des activités productives.
Vauban propose de remplacer les impôts existants par un impôt unique de dix
pour cent sur tous les revenus, sans exemption pour les ordres privilégiés (le
roi inclus). Plus exactement, Vauban propose une segmentation en classes
fiscales en fonction des revenus, soumises à un impôt progressif de 5 % à
10 %. L'impôt doit servir une politique, les classes fiscales doivent être
plus ou moins favorisées à fins d'enrichir la société et par conséquent l’État.
Bien qu'interdit, cet ouvrage bénéficie de
nombreuses éditions à travers toute l'Europe - une traduction anglaise paraît
dès 1710 - et ce texte alimente les discussions fiscales pendant une grande
partie du XVIIIe siècle.
Contrairement à la légende, le projet n’est pas révolutionnaire : Boisguilbert
avait déjà fait des propositions analogues, dont Vauban s’inspire, la capitation,
impôt très semblable, est établi en 1695, et l'impôt du dixième, en 1710. En
fait, ce qui déplait, c’est la publication et la divulgation publique en pleine
crise militaire et financière d’informations concernant le budget de l’Etat. Le
14 février 1707, le Conseil, dit « conseil privé du roi » condamne
l’ouvrage. Au même moment, Vauban continue la distribution de son livre
et les autorités constatent que le livre se vend facilement et publiquement.
Nous connaissons, grâce
aux dépositions de son valet de chambre, Jean Colas, de la veuve Fétil, de sa
fille et de leur ouvrier Coulon, les derniers jours de Vauban. Toute la
journée du 25 mars, il reste assis dans sa chambre, « en bonnet »,
près du feu. Sur le soir, « la fièvre le prend ». Il se met au lit,
et fut « fort mal le vendredi et samedi suivant… » Le
dimanche, la fièvre est légèrement tombée. « Le mercredi 30 mars,
dit Colas, sur les neuf heures trois-quarts du matin, le Maréchal
mourut… ».
Dans
ses Mémoires, Saint-Simon, toujours imbu de son rang, qualifiait l'homme
de « petit gentilhomme de Bourgogne, tout au plus », mais ajoutait
aussitôt, plein d'admiration pour le personnage, « mais peut-être le plus
honnête homme et le plus vertueux de son siècle, et, avec la plus grande
réputation du plus savant homme dans l'art des sièges et de la fortification,
le plus simple, le plus vrai et le plus modeste… jamais homme plus doux, plus
compatissant, plus obligeant… et le plus avare ménager de la vie des hommes,
avec une valeur qui prenait tout sur soi, et donnait tout aux autres ».