23 juillet 1789: Jacques Necker, ou l'ultime tentative pour éviter la Révolution
TRISTAN
GASTON-BRETON - Les Echos | Le 10/08/2004
Il fut l'un des derniers ministres des
Finances de Louis XVI. Banquier originaire de Genève, Jacques Necker tenta en
vain de réformer la monarchie française. Tour à tour adulé et haï, son plus
grand sujet de fierté était sa fille, Mme de Staël.
Arrivant de Bâle, Necker rentre
à Versailles et réinstalle son
ministère, le 23 juillet 1789. Il reprend le contrôle des Finances. Ses amis Montmorin et Saint-Priest, écartés
avec lui, reviennent aux Affaires étrangères et à la Maison du roi.
Il n'y a jamais eu d'homme plus médiocre avec son flonflon, son importance
et sa queue de chiffres... " disait de lui, depuis Sainte-Hélène,
Napoléon. « Un charlatan », ajoutait un chroniqueur royaliste. Adulé
puis haï, Jacques Necker aura subi de plein fouet la versatilité de l'opinion
qu'il n'avait cessé de prendre à témoin tout au long de sa carrière. Critiqué
par les royalistes, qui l'accusaient d'avoir mené la monarchie à sa perte,
rejeté par les « patriotes » qui voyaient en lui le dernier défenseur d'un
système honni, Jacques Necker ne fut défendu que par sa fille, Germaine de
Staël, qui, après sa mort en 1804, organisa un véritable culte à sa mémoire.
Genevois et
protestant : rien ne destinait Jacques Necker, le rejeton d'une honorable
famille originaire de Prusse installée à Genève dans les premières années du
XVIIIe siècle, à prendre en main les finances du plus puissant des Etats
européens. Fils d'un ancien précepteur devenu un notable, Jacques Necker naît
dans la cité de Calvin le 30 septembre 1732. Flegmatique et consciencieux, ce
gros garçon est placé à l'âge de seize ans en apprentissage chez le banquier
Isaac Vernet, une figure de la finance européenne. Il se montre suffisamment
travailleur pour obtenir sa mutation au siège parisien de la banque. Un
changement d'associés lui permet fort opportunément de gravir un échelon
supplémentaire et de devenir, en 1756, associé de ce qui devient la banque
Vernet, Thellusson et Necker. Cette promotion doit tout à ses qualités. Très vite,
son entourage professionnel le décrit comme un banquier travailleur, d'une
honnêteté scrupuleuse et à l'intelligence percutante. Il n'est pas non plus
impossible que Necker se soit fait remarquer par son habileté à faire des coups
qui rapportaient gros à la banque, qu'il s'agisse de spéculer sur les grains,
de gérer les fonds de riches particuliers ou de faire des avances au Trésor
public. A vingt-quatre ans, voilà en tout cas Jacques Necker installé à Paris
et co-dirigeant de l'une des banques les plus prestigieuses d'Europe.
Que faire
lorsque l'on est à Paris _ la capitale de l'Europe _ et que l'on jouit d'une
bonne réputation ? Fréquenter les salons et conter fleurette aux dames de la
bonne société. C'est ce que fait Jacques Necker avec Mme de Vermenoux, une
séduisante veuve de vingt-six ans originaire de Suisse et qui reçoit chez elle
des plumassiers et des banquiers pour d'interminables causeries. C'est là que
Jacques Necker fait la connaissance de Suzanne Curchot, la fille d'un pasteur
de la région de Lausanne que Mme de Vermenoux a pris sous son aile. L'austère
banquier a vite fait de tomber amoureux de cette jolie jeune femme qui se croit
des dons pour la littérature et qui passe ses journées à écrire des lettres
pompeuses et pédantes truffées de citations. Le 30 septembre 1764, Suzanne
Curchot devient officiellement Mme Necker. Une fille _ Germaine, future Mme de
Staël _ naîtra de cette union. En attendant, le jeune couple emménage dans un
bel hôtel rue de Cléry où Suzanne Necker crée son propre salon, fréquenté par
quelques poids lourds de la littérature, comme d'Alembert, Grimm ou Marmontel.
Jacques Necker s'y montre parfois, forçant le respect par sa discrétion et sa
courtoisie distante. Ambitieuse pour deux, Suzanne Necker ne cesse de vanter les
mérites de son mari qu'elle considère comme un authentique génie, qui «
devine sans chercher et sait sans avoir appris ». Le petit cénacle qui
entoure Suzanne abonde dans son sens, persuadé que de la flatterie, il peut
toujours sortir quelque chose de bon…
En attendant,
le « grand homme » s'occupe de choses sérieuses. A force de prêter aux
puissants et d'avancer de l'argent à un Etat de plus en plus impécunieux,
Jacques Necker a fini par se faire bien voir des milieux de la cour, notamment
de Choiseul, le principal ministre de Louis XV, qui le consulte à l'occasion,
puis de l'abbé Terray, contrôleur général des finances. Saisi lui aussi par le
démon des lettres, et désireux de se lancer dans la grande bataille des idées
réformatrices qui agite la monarchie déclinante, le banquier publie deux
ouvrages remarqués : un « Eloge de Colbert », dans lequel il dresse le portrait
de l'homme d'Etat idéal, tout entier voué aux intérêts de l'Etat, et « Sur la
législation et le commerce des grains » et dont le succès est considérable. Il
a également pris fait et cause pour les actionnaires de la Compagnie des Indes
Orientales, menacée de liquidation en raison de sa situation financière
désespérée. A travers ces ouvrages se dessine la stratégie qui sera toujours
celle de Necker : prendre systématiquement à témoin l'opinion publique dont il
est l'un des premiers à avoir compris toute la puissance. Le voilà devenu un
personnage public. A la cour, on commence à parler de lui pour prendre en main
les finances du royaume dont la situation ne cesse de se détériorer. L'échec
des réformes de Turgot au début du règne de Louis XVI et l'arrivée au ministère
de Maurepas sonnent l'heure de Necker. Considéré comme un expert en matière
d'administration publique, jouissant d'une notoriété considérable depuis la
parution de son ouvrage sur les commerces des grains _ dont les conclusions ont
été spectaculairement validées par les émeutes frumentaires de 1775 qui ont
entraîné la chute de Turgot _, Jacques Necker est nommé, en novembre 1776, directeur
général du Trésor royal. Un titre au rabais par rapport à celui de contrôleur
général des finances que Louis XVI a refusé de lui octroyer en raison de sa
confession protestante, même si, dans les faits, Necker en exerce les
fonctions. Pour la même raison, le directeur général du Trésor ne sera pas
admis au Conseil du Roi. Pas rancunier, Necker n'en inaugure pas moins son
administration en renonçant aux émoluments qui s'attachent à son poste, soit la
bagatelle de 220.000 livres par an. Necker, banquier prospère, possède un
patrimoine imposant qui lui permet de vivre largement.
De nature
prudente, Necker a décidé de procéder par étapes, repoussant à plus tard les
réformes pour privilégier le rétablissement de la confiance et le renflouement
des finances publiques. Il pense avoir trouvé le moyen pour y parvenir :
l'emprunt public. Plusieurs emprunts sont ainsi lancés dès son arrivée qui
rencontrent, en raison de sa popularité, un franc succès. Solution pratique
dans la mesure où elle permet de parer au plus pressé, mais dangereuse à terme
car elle contribue à accroître l'endettement de l'Etat, déjà vertigineux.
N'imaginons cependant pas un Necker démagogue, signant à bon compte des traites
sur l'avenir. Non sans courage, il s'attaque avec détermination au train de vie
de l'Etat, réformant ici une administration pléthorique, réduisant là le budget
de la cour, n'hésitant pas à braver l'hostilité des privilégiés et à se dresser
contre le pouvoir des ministres. Lentement mise en oeuvre, cette politique finit
pas lui aliéner une grande partie de la cour et la quasi-totalité de la haute
administration. En butte à l'hostilité générale bien qu'encore soutenu par la
reine et _ de plus en plus mollement _ par le roi, Necker choisit de se
défendre en publiant, en 1781, le célèbre « Compte rendu au roi » qui fait le
bilan _ flatteur _ de son administration. Une fois de plus, l'ancien banquier
choisit de prendre l'opinion à témoin. Mais en ayant la maladresse de rendre
publique l'ampleur des largesses royales _ 28 millions de pensions sur un
budget de 250 millions _, Necker brise la confiance qui l'unissait à Louis XVI.
La divulgation du mémoire secret au roi sur les administrations provinciales
dans lequel il plaide pour une véritable décentralisation achève de sceller son
sort en dressant contre lui tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir.
Le 19 mai 1781, Necker choisit de démissionner. La nouvelle provoque la stupeur
à Paris où l'ancien directeur du Trésor jouit toujours d'une immense
popularité.
Sept ans plus
tard, après avoir signé un nouvel ouvrage _ « De l'administration des finances
" _, veillé au mariage de sa fille Germaine avec un diplomate suédois sans
le sou mais soutenu par son souverain _ Eric-Magnus de Staël _ et connu un
temps l'exil en Suisse à la demande de Louis XVI qu'a fâché son texte sur
l'administration des finances, Jacques Necker est rappelé au gouvernement,
cette fois avec le titre de contrôleur général des finances. Nous sommes en
août 1788, la France est au bord de la banqueroute et toutes les réformes ont
échoué en raison de l'opposition des Parlements. Malgré l'hostilité qu'il
éprouve pour son ancien directeur du Trésor, Louis XVI s'est résigné à le
solliciter à nouveau, persuadé que son crédit personnel sauvera ce qui peut
l'être. Necker le croit-il lui-même ? Probablement. Mais le lancement réussi
d'un nouvel emprunt et les quelques mesures plus audacieuses qu'il fait adopter
ont désormais des allures de cautère sur une jambe de bois. L'essentiel de son
temps, le contrôleur général des finances le passe à préparer la réunion des
Etats généraux dont l'ouverture est prévue pour le mois de mai 1789 et dont
chacun espère qu'ils accoucheront d'une grande réforme des finances publiques.
Le jour de la séance inaugurale, le 5 mai 1789, il lasse les députés en leur
lisant, d'un ton monocorde et pendant quatre heures d'affilée, un mémoire
indigeste et truffé de chiffres. Aux députés qui rêvent déjà du Grand Soir,
Necker prêche la prudence, leur recommandant de ne pas bouleverser l'ordre des
choses. Vaines paroles ! En se déclarant maladroitement en faveur du maintien
des ordres privilégiés _ clergé et noblesse _, Necker se met à dos le tiers
état sans parvenir à se rallier les suffrages de la noblesse qui lui reproche
les projets audacieux qu'il soumet au roi : libre accès aux emplois civils et
militaires sans distinction de naissance, liberté de la presse, abolition des
privilèges fiscaux, mise en place d'une monarchie constitutionnelle à
l'anglaise... En cet été 1789, il n'y a plus de place pour la vision modérée
qui est celle de Necker. A la cour, on parle désormais ouvertement de recourir
à la force pour mater une fois pour toutes ces députés qui ont eu l'audace de
se transformer en Assemblée nationale.
Dans ce
schéma, Necker n'a plus rien à faire. Son renvoi par le roi, le 11 juillet
1789, suscite la colère des députés des états généraux qui craignent un coup
d'Etat. La nouvelle n'est pas tout à fait étrangère aux troubles qui agitent
alors la capitale et qui culminent avec la prise de la Bastille, le 14 juillet.
Trois jours plus tard, le 17 juillet, sous la pression de l'Assemblée, Louis
XVI rappelle Necker, qu'un messager rattrape alors qu'il roule vers la Suisse.
Fatigué, sans
illusion sur son rôle, Necker va encore jouer le jeu jusqu'en septembre 1790,
assistant, impuissant, à l'écroulement de l'Ancien Régime, se battant en vain
contre l'anarchie des finances publiques. L'attitude de plus en plus trouble du
roi, qui joue la carte Mirabeau dans l'espoir de recouvrer son pouvoir,
l'hostilité que lui vouent à présent les députés, lassés par ces constantes
mises en garde, et les surenchères de toutes sortes achèvent de décourager
Necker. Le 3 septembre, il démissionne et prend la route de la Suisse,
échappant de peu à l'arrestation. Jusqu'à sa mort en 1804, il assiste, sidéré,
aux excès de la Révolution puis à la lente montée d'un Bonaparte qui lui rendra
même visite au retour de l'une de ses campagnes. Entre les deux hommes, le
courant ne passera jamais.
La mort de
son épouse, en 1794, l'affecte profondément. Après l'avoir fait embaumer,
Necker s'emploie à faire publier l'intégralité de sa correspondance. Huit
volumes au total, l'un des plus beaux fiascos de l'édition du temps ! Lui-même
écrit beaucoup _ notamment des ouvrages sur la morale, la religion et des
considérations sur la Révolution française _ et reçoit dans son château de
Coppet près du lac Léman. Diplomates, hommes d'affaires, financiers et même
quelques nobles exilés sont des habitués de sa table. Mais son affection,
Necker la réserve à sa fille, Germaine de Staël, dont la vie sentimentale
agitée, les premiers pas en littérature et surtout l'hostilité hargneuse que
lui voue Bonaparte l'amusent, l'effraient et le remplissent de fierté. Entre le
père et la fille, la complicité est réelle et profonde. La nouvelle de la mort
de son père, en avril 1804, surprend Mme de Staël à Berlin. Elle ne sera pas là
pour recueillir ses dernières paroles. Elle n'aura désormais de cesse de
célébrer le culte de celui qui avait cherché, en vain, à sauver la monarchie.