21 juillet 1798 : « Du haut de ces pyramides, 40 siècles vous regardent » ou les dessous de la bataille des Pyramides


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La bataille des Pyramides du 21 juillet 1798 est bien plus qu’un affrontement militaire entre des armées. Notons cependant au niveau stratégique, que les Français adoptent pour la première fois la technique des bataillons en carrés, « hérissés de feu et de baïonnettes ».

Elle est surtout l’apogée d’une campagne à distance, de lutte pour le pouvoir en France, entre le Directoire et le futur Empereur des Français. Le seul justificatif géostratégique pourrait être la recherche de la ruine du commerce britannique en faisant de la Méditerranée un « lac » exclusivement français.

Désireux d'éloigner un temps l'ambitieux général Bonaparte encore tout auréolé de ses victoires d'Arcole et de Rivoli, le Directoire lui assigne une nouvelle mission, la diffusion des Lumières en Orient. Cela doit permettre à l'Égypte, alors sous domination ottomane, de renouer avec sa gloire passée. Pour le gouvernement français, c'est le moyen le plus sûr d'empêcher un « sabre » glorieux de s'allier avec une partie des ministres les plus influents, en particulier celui des Relations extérieures, Charles Maurice de Talleyrand, avec qui il pourrait nourrir le projet de fomenter un coup d'État. Vainqueur, il devient le bras armé de la France ; vaincu, il est moins dangereux politiquement. Ce calcul, qui se veut doublement gagnant s'avèrera perdant sur toute la ligne.

En mai 1798, Bonaparte quitte Toulon à bord de l'Orient avec armes, bagages, et surtout 50000 hommes – militaires (dont les généraux français les plus expérimentés et les plus talentueux, en particulier les futurs maréchaux Berthier, Murat, Bessières, Marmont, Lannes, Davout, mais aussi les valeureux Duroc, Friant et Belliard, sans oublier Kleber), techniciens et savants embarqués sur plusieurs navires - pour l'une des plus fabuleuses expéditions de tous les temps.

Le « relooking » de la bataille d’Embabech

Dans un souci de communication, Bonaparte décide d'appeler cette victoire « bataille des Pyramides », nom plus glorieux que « bataille du Caire » ou « bataille d'Embabech » (où se trouvait l'emplacement du camp de Mourad Bey et où eurent lieu effectivement les combats), donnant ainsi à croire qu'elle s'était déroulée au pied même des célèbres monuments. C'est d'ailleurs ainsi que l'imaginaire collectif la représente souvent, notamment dans des tableaux. En réalité, les pyramides devaient tout au plus être vaguement visibles à l'horizon.

La « punch-line » de la bataille

C’est au cours de cette bataille que Bonaparte aurait prononcé : « Soldats, songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles d’Histoire vous contemplent. » Or, aucune trace de cette harangue dans la dépêche que Bonaparte adresse au Directoire, et qui est publiée dans Le Moniteur du 20 octobre 1798. Ni dans la lettre écrite par le général Berthier, reprise deux jours plus tard elle aussi dans les colonnes du Moniteur ; ni, surtout, dans la Correspondance générale de Bonaparte lui-même. En revanche, si l'on se réfère aux Mémoires de Napoléon dictés dix-huit ans après les événements à Sainte-Hélène, que l'Empereur relira minutieusement, apparaît cette première mention : « Au moment de la bataille, Napoléon avait dit à ses troupes, en leur montrant les pyramides : "Soldats, quarante siècles vous regardent." » Une citation bien plus courte et moins romanesque que celle diffusée par les historiens depuis Adolphe Thiers et son Histoire de la Révolution française. Dans ses Mémoires le général Gourgaud donne une autre version : « Ce fut au commencement de cette bataille que Napoléon adressa aux soldats ces paroles si célèbres : "Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent !" »

Le « marketing » de la victoire

Après l'affrontement, le 21 juillet, une lettre est adressée au Directoire, pour l'informer de la symbolique victoire et en accentuer le bilan : « J'évalue la perte des mamelouks à 2 000 hommes de cavalerie d'élite. Une grande partie des beys a été blessée ou tuée. »

Alors, Bonaparte n’est pas le premier à inventer la « punch-line » politique (on se souvient du « Alea Jacta Est » de Jules César) ; le jeune général n’est pas le premier à renommer une bataille (c’est généralement le vainqueur qui fixe le nom) ; enfin, il n’est pas le seul à avoir exagérer les chiffres de la victoire (ou minimiser en cas de défaite). Mais le futur Consul est celui qui a le mieux compris l’intérêt politique immédiat de la communication (alors qu’il me semble que jusque-là les « adaptations » de la vérité historique étaient destinées à la postérité et le légende).

Le « management » des hommes

Tout au long de sa carrière, Napoléon saura galvaniser ses troupes par ses actes mais aussi par ses déclarations. Ainsi, au tout début de la campagne d'Egypte, en pleine mer, le jeune général fait publier le 22 juin 1798 une proclamation destinée à regonfler le moral de ses troupes et à les préparer à affronter ce monde dont ils ignorent tous les usages : « Soldats ! Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de mort. [...] La première ville que nous allons rencontrer a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas des souvenirs dignes d'exciter l'émulation des Français. »

Et Bonaparte sait aussi utiliser ses qualités de communicant vers les peuples conquis. Lorsqu’il débarque le 1er juillet dans l'anse du Marabout, près de la légendaire et antique cité d'Alexandrie, Bonaparte publie une proclamation en arabe : « Peuple d'Égypte, on dira que je viens pour détruire votre religion ; ne le croyez pas ! Répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs. »

Après la victoire « des Pyramides », le général Bonaparte reçoit avec magnanimité une délégation du Caire, dont la population s'est contentée d'observer les combats : « Peuple du Caire, je suis content de votre conduite. Vous avez bien fait de ne pas prendre parti contre moi. Je suis venu pour protéger le commerce et les naturels du pays. » Puis une proclamation est faite au pacha du Caire : « L'intention de la République française, en occupant l'Égypte, a été d'en chasser les mamelouks, qui étaient à la fois rebelles à la Porte et ennemis déclarés du gouvernement français. Aujourd'hui qu'elle s'en trouve maîtresse par la victoire signalée que son armée a remportée, son intention est de conserver au pacha du Grand Seigneur ses revenus et son existence. » L'appel du général en chef à la paix civile est indéniable. Nulle trace alors d'une confrontation qui serait désormais portée sur un terrain idéologique et philosophique. Mais ça va mieux en le disant...

Génie de la com’

La communication de Napoléon Bonaparte est largement reprise dans les journaux français et les peintres participeront largement à la diffusion de la légende. Ainsi, le tableau "Les pestiférés de Jaffa" (A.-J. Gros) montre Bonaparte touchant un pestiféré (comme les rois de France les écrouelles). Le tableau est peint suivant le témoignage du médecin en chef de l'armée, Desgenettes, selon lequel Bonaparte a porté un soldat mort dont le corps était marqué d'un bubon abcédé, risquant la contagion. En réalité, il a déplacé le cadavre dont le linge était souillé de pus. Mais l'effet est réussi.
Par contre, la défaite navale d’Aboukir et l’échec de la campagne de Syrie sont passées sous silence.

Le Directoire avait cru se débarrasser du jeune Corse en l’envoyant en campagne. Il hérite d’un « Bonaparte », auréolé d'un prestige, en partie fondé sur cette propagande, qui lui ouvre la voie du pouvoir.

Le fameux stratège militaire vient de se doubler d’un politique redoutable.


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