2 juillet 1816 : Naufrage de la frégate "La Méduse"
Sans la célèbre toile de
Géricault, le naufrage de La Méduse aurait peut-être rejoint à brève échéance le
cimetière marin des faits divers de la navigation. Deux mille cinq cents ans
après l'Odyssée, ses grappes humaines livides et convulsées
renouvelaient dans un style grandiose la mémoire des catastrophes maritimes. Si
l'on retient surtout le terrifiant bilan humain du naufrage de La Méduse, sa dimension politique est un peu oubliée.
Elle explique pourtant largement le retentissement de l'événement sur Géricault
et ses contemporains.
Le 2 juillet 1816, la frégate La Méduse vogue depuis deux semaines en direction du
Sénégal, chargée d'une mission d'importance : reprendre possession, au nom de
Louis XVIII, des comptoirs ravis par l'Angleterre à la France sous l'Empire et
rétrocédés par les traités de Paris de 1814 et 1815. A son bord, près de 400
passagers - hommes de bord, soldats et colons, dont le nouveau gouverneur et sa
famille. Son commandant, Hugues Duroy de Chaumareys, est un quinquagénaire
porté sur la bouteille, qui n'a pas navigué depuis vingt-cinq ans, soit depuis
son émigration en Angleterre sous la Terreur.
La première erreur de
Chaumareys consiste à distancer de très loin le reste de la flottille à
laquelle appartient La Méduse. La deuxième à se dispenser de la lecture
des cartes maritimes, par ailleurs vieilles de plus de cinquante ans. Parvenu
au banc d'Arguin, vaste îlot sableux au large de l'actuelle Mauritanie, il néglige
la manœuvre nécessaire. En plein après-midi, La Méduse s'y échoue brutalement, dans moins de cinq
mètres d'eau. A plusieurs reprises, l'équipage tente de la renflouer. Peine
perdue. Une tempête se déchaîne, qui brise la quille et décide Chaumareys à
abandonner la frégate. Le 5 juillet, les moins chanceux - 152 personnes -
s'entassent alors sur un radeau de vingt mètres sur sept, bientôt remorqué vers
les côtes africaines, à soixante kilomètres de là, par six canots et chaloupes
eux-mêmes surchargés. Peut-être rompues sur ordre de Chaumareys, les amarres
laissent soudain dériver l'esquif à moitié submergé, tandis que la chaloupe où
le capitaine couard s'est hissé parmi les premiers finit par atteindre
Saint-Louis.
Pour les passagers du radeau, dépourvu de voiles
et de rames, c'est le début du cauchemar. Anéantis par la perspective d'une fin
atroce, les uns s'invectivent, les autres se mutinent et en viennent aux mains.
Les plus vigoureux passent les plus faibles par-dessus bord, dans des eaux
infestées de requins. Privés d'eau douce, réduits à la capture aléatoire de
poissons-volants, les naufragés se mettent à ronger chapeaux, cordages et
lacets de cuir pour tromper leur faim. La folie infiltre l'instinct de survie :
dès le 7 juillet, les survivants se livrent au cannibalisme sur les cadavres
qui jonchent le radeau. Lorsque, le 17 juillet, le brick L'Argus repère enfin la planche fantôme à laquelle est
réduite La Méduse, il n'y reste plus que quinze moribonds
couverts de plaies et brûlés par le soleil. Cinq succomberont encore avant
d'avoir regagné la côte.
Le 13 septembre 1816, la
publication du rapport du chirurgien Savigny dans Le Journal des Débats met le feu aux
poudres. Avec un autre rescapé du radeau, l'ingénieur-géographe Corréard, il
publie encore l'année suivante un récit complet du naufrage qui met en cause
l'incurie de Chaumareys. L'opinion publique découvre l'ampleur de la tragédie.
En mars 1817, Chaumareys est condamné à la dégradation et à trois ans de
prison. L'incompétence et la lâcheté de l'ancien émigré, qui a dû son
commandement à l'entremise de son oncle, ami du comte d'Artois, font grand
bruit. Des voix s'élèvent contre cette Restauration qui, par un décret de 1815,
a réintégré dans le grade supérieur des officiers émigrés, vétérans de la
marine d'Ancien Régime, au mépris de la jeune génération.
Le jeune Géricault se
passionne pour l'affaire et flaire la notoriété qu'il peut en tirer. Il se met
au travail au début de 1818, en s'appuyant sur un solide travail documentaire
incluant la rencontre des rescapés et de longues séances d'esquisses à la morgue
de l'hôpital Beaujon. Un an plus tard, il expose au Salon sous le titre Scène de naufrage une toile fulgurante,
haute de près de cinq mètres et longue de sept - la largeur même du radeau de
la mort. Le succès est immense, malgré une critique et un public divisés : les
royalistes dénigrent le tableau, les libéraux soutiennent Géricault. C'est
finalement Louis XVIII lui-même qui tranche, d'un compliment sans ambages : « Monsieur,
vous venez de faire là un naufrage qui n'en est pas un pour son auteur. » Et pour
cause : un siècle et demi avant les photos de paparazzi, Géricault mettait
l'image à sensation au service de l'histoire.
Œuvre majeure dans la peinture française du XIXe
siècle, Le Radeau de la Méduse fait figure de manifeste du Romantisme. Il
représente un fait divers qui intéressa beaucoup Géricault pour ses aspects
humains et politiques, le naufrage d’une frégate en 1816 près des côtes du
Sénégal, avec à son bord plus de 150 soldats. Le peintre se documenta
précisément puis réalisa de nombreuses esquisses avant de camper sa composition
définitive qui illustre l’espoir d’un sauvetage.
Géricault représente le faux espoir qui précéda le
sauvetage des naufragés : le bateau parti à leur secours apparaît à l’horizon
mais s’éloigne sans les voir.
La composition est tendue vers cette espérance, dans un mouvement ascendant
vers la droite qui culmine avec l’homme noir, figure de proue de l’embarcation.
Géricault donne une vision synthétique de l’existence humaine abandonnée à elle-même.
La dissection du sujet
Géricault a beaucoup préparé la composition de ce
tableau qu’il destinait au Salon de 1819. Dans un premier temps, il accumula la
documentation et interrogea des rescapés qu’il dessina ; puis il travailla avec
une maquette et des figurines de cire, étudia des cadavres morcelés dans son
atelier, fit poser des amis, hésita entre plusieurs sujets. L’aboutissement de
cette longue gestation apparaît dans les deux esquisses du Louvre (RF 2229, RF
1667). C’est ensuite le temps de la réalisation dans la solitude de l’atelier,
face à une toile gigantesque de cinq mètres sur sept.
Les corps blêmes sont cruellement mis en valeur par un clair-obscur
caravagesque, certains contorsionnés par l’exaltation, d’autres au contraire
inconscients, et parmi eux, deux figures du désespoir et de la solitude, l’un
pleurant son fils, l’autre pleurant sur lui-même. On perçoit dans ces figures
toute l’admiration de Géricault pour Gros (voir Les Pestiférés de Jaffa),
et le même souffle romantique qui les anime.
Un parfum de scandale
Le Radeau de Géricault est la vedette du Salon de 1819 : « Il
frappe et attire tous les regards », (Le Journal de Paris) et divise les
critiques. L’horreur, la terribilità du sujet, fascinent. Les chantres du
classicisme disent leur dégoût pour cet « amas de cadavres », dont le
réalisme leur paraît si éloigné du beau idéal, incarné par la Galatée de
Girodet qui fait un triomphe la même année. En effet, Géricault exprime un
paradoxe : comment faire un tableau fort d’un motif hideux, comment concilier
l’art et le réel ? Coupin tranche « M. Géricault semble s’être trompé. Le
but de la peinture est de parler à l’âme et aux yeux, et non pas de repousser.
».
Le tableau a aussi ses zélateurs, comme Jal qui exalte en lui le sujet
politique, le manifeste libéral (la promotion du « nègre », la critique de
l’ultra-royalisme), et le tableau moderne, œuvre d’actualité. Pour Michelet, « c’est
notre société toute entière qui embarqua sur ce radeau de la Méduse (…) ».