27 mai 1916 : Juger Joseph GALLIENI ?
Georges
Clemenceau écrit lors des funérailles du général Gallieni :
Alors oui, la colonisation française
a été un acte de domination d’un peuple sur d’autres, un acte de guerre avec son
cortège d’atrocité. Oui, les thèses édifiées par Gonbineau
sont sans fondement scientifique et inacceptables dans notre monde du XXIème
siècle (bien loin, pour autant, d’être exemplaire). Mais l’historien ne peut
porter un « jugement » sur un fait ou sur un homme qu’en les
replaçant dans leur cadre historique. C’est à la lumière de ses faits passés
que doit s’éclairer le présent. Il ne s’agit pas d’excuser mais de comprendre « comment la colonisation
travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à
le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la
violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que,
chaque fois qu’il y a au Viet Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en
France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache
supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui
pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène
qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces
traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions
punitives tolérées. De tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces
patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance
étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès
lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. » - Aimé Césaire, Le Discours
sur le Colonialisme.
« Le général Gallieni est l’homme dont la
prompte décision nous a donné la bataille de la Marne. Il est le véritable
sauveur de Paris. Les funérailles nationales ne sont qu’un commencement de
justice. Avec ses conséquences, le reste suivra. L’heure viendra des jugements
et la mémoire de Gallieni peut attendre avec tranquillité l’avenir. »
La
mémoire du général Gallieni peut-elle attendre avec tranquillité l’avenir ?
Le
« Tigre » jugeait alors le militaire qui sera fait maréchal à titre
posthume en 1921. Clémenceau ne peut faire référence qu’à ce fils d’immigré d’origine
lombarde qui, à vingt-un ans (15 juillet 1870), tout juste promu sous-lieutenant
dans l’infanterie de marine (3e
RIMa) après des études au Prytanée militaire de La Flèche
et à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, connaît les affres de la
guerre. Il se bat notamment à Bazeilles, dans les rangs de la brigade
Martin des Palières et de la fameuse Division Bleue, où, blessé et fait
prisonnier le 1er
septembre 1870, il est envoyé en captivité en Allemagne. Il ne rentre en
France que le 11 mars 1871. Dans son éloge au général, Clémenceau
ne voit que ce gouverneur militaire de Paris, rappelé alors qu’il est à la
retraite, sauveur de la Capitale et contributeur actif à la victoire de la Marne
(septembre 1914) par sa réquisition des taxis parisiens (épisode célèbre des « taxis
de la Marne »).
L’Histoire pourrait s’arrêter là. Mais la carrière
militaire de Joseph Gallieni ne s’est pas faite à Sedan ou à Verdun mais bien
dans l’empire colonial français. Le 25 avril 1873,
il commence sa carrière coloniale à La Réunion, où il passe trois ans comme
lieutenant au 2e régiment d’infanterie de marine (2e
RIMa). Puis c’est l’Afrique noire. Le 11 décembre 1876, il obtient sa mutation aux
tirailleurs sénégalais. Il est promu capitaine en 1878. Après un séjour en Martinique,
de 1883 à 1886, il est nommé lieutenant-colonel, et
reçoit, le 20 décembre 1886, le commandement supérieur du Haut-Fleuve (colonie
du Sénégal), territoire militaire au sein de la colonie du Sénégal. Au
cours de ce commandement, il réprime durement une insurrection des autochtones.
De retour en France, il est promu colonel le 11 mars 1891, chef
d’état-major du corps d’armée de la Marine et breveté d’état-major avec la
mention « très bien ». De 1892 à 1896 il est envoyé au Tonkin
(Indochine). Il y exprime avec une brutale franchise sur la
méthode à suivre pour affermir les conquêtes coloniales, prémices de sa « doctrine
coloniale » :
« Frapper
à la tête et rassurer la masse égarée par des conseils perfides et des
affirmations calomnieuses, tout le secret d’une pacification est dans ces deux
termes. En somme, toute action politique dans la colonie doit consister à
discerner et mettre à profit les éléments locaux utilisables, à neutraliser et
détruire les éléments locaux non utilisables. »
— Joseph Gallieni, cité dans Alain Ruscio, « Le crédo de l’homme
blanc », Éditions Complexe, Bruxelles, 2002, p. 250-251.
Général de brigade en 1896,
il est nommé résident général à Madagascar. Le Royaume de Madagascar,
nom officiel du Royaume merina, est sous protectorat français depuis 1882. Le protectorat est un statut
d'autonomie, intermédiaire entre l'indépendance et le statut de colonie.
L'ensemble de l'administration mérina et des règles traditionnelles malgaches sont
conservée, tout en mettant en place des résidents généraux chargés de
représenter les intérêts de la France.
A peine investi des
pleins pouvoirs, rompant avec la diplomatie de son prédécesseur, Galliéni fait
arrêter le prince Ratsimamanga et Rainandriamampandry, ministre
de l’Intérieur, et les traduit devant le Conseil de guerre pour
rébellion et « fahavalisme ». Le 15 octobre, à l’issue d’une
parodie de procès, ils sont condamnés à mort et exécutés à titre d’exemple. On
sait aujourd’hui, par un des membres du Conseil de guerre, que les deux accusés
avaient été « condamnés sur ordre » de Gallieni. Ce dernier détruit
le procès-verbal de l’audience plutôt que de le transmettre aux archives
militaires. La reine, Ranavalona III est accusée de complot contre la France.
Elle est déchue le 27 février 1897 et exilée à l’île de la Réunion. C’est la
fin de la monarchie malgache et de la dynastie des Mérina. En huit ans,
Gallieni procède à la colonisation de l’île au prix d’une répression sanglante
de la résistance malgache qui laisse une tâche rouge écarlate sur la République.
L’île est alors intégrée à la colonie de Madagascar et dépendances jusqu’en
1958, date de la proclamation de la République de Madagascar. Il fit appliquer
la politique dite de politique des races, qui consistait dans la reconnaissance de
l’identité de chaque groupe ethnique et la fin de leur subordination à un autre
groupe ethnique. En s’appuyant sur les thèses anthropologiques
racialistes de l’époque, telles que celles développées par Joseph Arthur
de Gobineau, après un recensement systématique de la population utilisant la
photographie, il tente de découper les circonscriptions administratives en
suivant cette cartographie des races.
Joseph Galliéni apparait, pour ses contemporains, comme
un républicain sans faille. Il n’a cependant aucune
sympathie pour un régime parlementaire, mais reste éloigné des tendances nationalistes.
C’est un patriote républicain qui, comme la quasi-totalité des Français de la
fin du XIXème siècle, pense que l’influence française doit s’étendre dans le
monde. Il parle quatre ou cinq langues couramment, et s’intéresse à l’histoire
et à la philosophie. Selon le général Gallieni, l’action militaire devait être
accompagnée d’une aide aux peuples colonisés dans différents domaines tels que
l’administration, l’économie et l’enseignement. Sous son impulsion, de
nombreuses infrastructures sont mises en place : chemin de fer de Tamatave
à Tananarive, Institut Pasteur, écoles laïques dispensant un
enseignement en français. La première préoccupation des troupes de Galliéni
est d’abord de « ramener le calme et
la confiance au sein de la population. » C’est la raison pour laquelle
il ordonne une démonstration de force pour « donner
aux habitants une idée réelle de notre force militaire et être capable de leur
donner confiance en notre protection. » Le général Galliéni n’est
pas une brute épaisse. Il a bien conscience que dans les colonies :
« il
faut ménager le pays et ses habitants, puisque celui-là est destiné à recevoir
nos entreprises de colonisation futures et que ceux-ci seront nos principaux
agents et collaborateurs pour mener à bien ces entreprises. »
— Joseph Gallieni, Rapport d'ensemble sur la pacification,
l'organisation et la colonisation de Madagascar, Paris, Charles-Lavauzelle,
1900.
« Le
meilleur moyen pour arriver à la pacification dans notre nouvelle colonie est
d'employer l'action combinée de la force et de la politique. Il faut nous
rappeler que dans les luttes coloniales nous ne devons détruire qu'à la
dernière extrémité, et, dans ce cas encore, ne détruire que pour mieux bâtir.
Toujours nous devons ménager le pays et les habitants, puisque celui-là est
destiné à recevoir nos entreprises de colonisation future et que ceux-ci seront
nos principaux agents et collaborateurs pour mener à bien nos entreprises.
Chaque fois que les incidents de guerre obligent l'un de nos officiers
coloniaux à agir contre un village ou un centre habité, il ne doit pas perdre
de vue que son premier soin, la soumission des habitants obtenue, sera de
reconstruire le village, d'y créer un marché, d'y établir une école. C'est de l'action
combinée de la politique et de la force que doit résulter la pacification du
pays et l'organisation à lui donner plus tard. »
— Joseph Gallieni, cité par Hubert Lyautey, « Du rôle colonial
de l'armée », Paris, A. Colin, 1900, p. 16-17.