10 juin 1794: Robespierre est-il responsable de la Terreur ?




De juin 1793 à juillet 1794, la schizophrénie des sans-culottes va amener les révolutionnaires à s’entretuer


Lire dans ce blog - 10 juin 1794 : La Terreur, un voile de sang recouvre la Révolution

On distingue deux périodes « visibles » de Terreur. La première débute par la chute de la royauté, le 10 août 1792, et prend fin avec la réunion de la première session de la Convention nationale et surtout avec la victoire de Valmy le 20 septembre 1792. La seconde période débute par l’élimination des députés girondins avec les journées d’émeute des 31 mai et 2 juin 1793, et s'achève par l’élimination des Robespierristes, du 9 au 12 thermidor an II (27-30 juillet 1794). À partir de la mise en application de la loi du 22 prairial (10 juin 1794), cette seconde période est appelée la « Grande Terreur ».

La question de la responsabilité de
 Robespierre lors de la Grande Terreur s’est toujours posée. Le débat historiographique réside sur une interprétation des faits, rendue difficile par l’accumulation au fil du temps, d’interprétations et de lectures bien différentes, souvent instrumentalisées à des fin politique. Et ce dès la fin de la Terreur, lorsque les robespierristes sont renversés durant le mois de Thermidor.

Patrice Gueniffey rappelle que le consensus républicain sur la Révolution française, au début de la IIIe République, s'est fondé sur l'exclusion de Robespierre du Panthéon des grands hommes de la décennie 1789-1799. Cette interprétation, forgée par les Thermidoriens dès le lendemain de la chute de Robespierre, a été popularisée par les manuels scolaires canoniques (Lavisse, Malet et Isaac) de la Belle Epoque. La IIIe République acceptait tout de 1789 à la chute des Girondins (juin 1793), et triait dans la période qui commence en juin 1793. Elle acceptait Danton et Carnot, qui représentaient la défense nationale, et refusait Robespierre, qui incarnait la guerre civile et la Terreur. Par ailleurs, le culte de l'Etre suprême cher à l'Incorruptible était suspect aux yeux de ces anticléricaux.

« La Terreur avait été un processus collectif émanant du Comité de salut public, soutenu par la Convention et appliquée par les envoyés en mission, explique Thomas Branthôme dans la Revue des deux Mondes de janvier 2015. Ainsi au 10 Thermidor, un constat âpre et implacable s’impose : si faute il y a eu, elle est commune. Commence alors un douloureux examen de conscience. (…) Ceux qu’on appellera désormais les “thermidoriens” en référence à la chute de Robespierre (le 9 Thermidor) recherchent alors un coupable. Il est tout désigné. Pour se dédouaner mais également pour “exorciser” cet épisode hors norme, la Convention thermidorienne fait de Robespierre le bouc émissaire de tous ses tourments. Tallien, Fouché, Barère, Billaud-Varenne, Fréron, Vadier sont d’autant plus prompts à diaboliser le défunt qu’ils ont été des acteurs de premier plan de la Terreur. En immolant Robespierre, ils cherchent à se cacher derrière les flammes.  Ce n’est pas Robespierre qui a imposé la Terreur à la France, c’est la Terreur qui s’est imposée à lui. »

Antoine de Baecque confirme : « Les thermidoriens, qui forment la nouvelle majorité à la Convention, imputent la violence de cette période à Robespierre. (…) En insistant sur la responsabilité de Robespierre, ils se dédouanent. »

Dans sa vision marxiste de l’histoire de la révolution française, Jean Jaurès reste toujours soucieux d’innocenter la grande figure révolutionnaire. Il écrit : « Robespierre rêva d’intensifier le terrorisme, de le concentrer en quelques semaines effroyables et inoubliables, pour avoir la force et le droit d’en finir avec le terrorisme. » Le délire terroriste de l’été 1794, qui ne peut plus se justifier par les « périls », serait ainsi une façon de mettre fin à la Terreur.

Même s’il faut reconnaître comme le fait Antoine de Baecque que si « l’Incorruptible », miné par la peur du complot, soutient bel et bien une action intransigeante contre « les traîtres et les conspirateurs, surtout les députés et les administrateurs coupables », il est aussi celui qui sauva 73 députés girondins de l’exécution après leur éviction de la Convention nationale en juin 1793, ou qui freina les attaques contre la religion.

Le PCF va batailler pour réintégrer Robespierre dans la mémoire glorieuse de la Révolution. L'historien Albert Mathiez est l'interprète de cette thèse à l'université. Il célèbre l'Incorruptible en raison même de la Terreur, instrument, à ses yeux, de l'égalité sociale projetée par Robespierre. Et il est vrai que celui-ci préconisait un impôt progressif sur le revenu, idée qui révulsait jusqu'aux Montagnards respectueux de la propriété privée. Les pro-Robespierristes demandent une rue Robespierre en alléguant qu'il n'était pour rien dans la Terreur. Ils rabaissent le rôle historique de l'Incorruptible afin de le défendre.

Jean-Clément Martin invite ses collègues à s’intéresser aux sentiments qui habitent les révolutionnaires et leurs adversaires, plutôt que de s’en tenir à la lettre des discours politiques. La Grande Peur de 1789, la fuite du roi et son arrestation à Varennes, les massacres de septembre 1792 sont autant de moments clés pour comprendre l’évolution des esprits et voir comment la violence devient concevable. 

S’inscrivant elle aussi dans ce contexte d’étude des mentalités, en insistant sur la peur, la panique et l’accélération du temps, Annie Jourdan propose dans son livre de relire les événements à travers le prisme de la guerre civile, qui justifierait la violence observée entre les révolutionnaires et leurs adversaires. « La Révolution est une guerre civile des Français contre les Français ! La "Terreur" n’a jamais été mise à l’ordre du jour, comme le prouvent les sources. Si terreur il y a, c’est la seule armée révolutionnaire qui l’infligera dans les départements, dans ce contexte de guerre civile. »

Sophie Wahnich s’interroge pourtant sur les limites de cette hypothèse : « La guerre civile était le projet des contre-révolutionnaires monarchistes. Les révolutionnaires, eux, se refusaient à y basculer pour éviter que la violence n’abîme la confiance civile et n’empêche la Révolution de s’installer. De ce point de vue, les événements de Vendée sont pour eux un échec », explique-t-elle, ajoutant qu’une histoire de l’inquiétude de la guerre civile reste à écrire.

Professeur à l’université de Californie, Timothy Tackett rappelle que le peuple, les sans-culottes ont poussé le Comité de salut public à accepter une répression plus forte. « Nous sommes tous peuple », disaient à l’époque certains Jacobins, se rappelant que c’était lui qui avait sauvé la Révolution à plusieurs reprises. De plus, le peuple observait la vie politique. Il sifflait, criait, interpellait les députés… et ne recourait donc pas systématiquement à la violence : manifestations, défilés ou banquets fraternels existaient même au cœur de la Terreur, à l’été 1794.

Pragmatiques, les révolutionnaires s’efforcent donc de limiter la violence, y compris lorsqu’ils appliquent des politiques de terreur. On y retrouve l’esprit des propos de Danton : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être. » Il s’agit pour eux de canaliser le désir de justice de la population - et notamment des sans-culottes - qui exprime parfois son dégoût face à un pouvoir qui semble hésiter à faire justice. Annie Jourdan rappelle ainsi que le Tribunal révolutionnaire devait garantir un traitement juste des suspects : « Tous les détenus n’étaient pas déférés au Tribunal révolutionnaire. Deux commissions populaires interrogeaient les suspects envoyés par les comités révolutionnaires locaux. Elles consultaient les dossiers et formulaient un avis. A l’issue de cette étape, un tiers des personnes étaient libérées, détenues ou en déportées, et évitaient donc la guillotine. Ensuite, on envoyait les accusés devant le Tribunal révolutionnaire, supervisé par le Comité de sûreté générale et le Comité de salut public. Le Tribunal lui-même relaxait entre 20% et 30% des suspects. » Le problème résiderait dans le contournement de cette procédure - Robespierre le fit à quelques reprises - qui conduisit directement certains accusés devant le Tribunal. De plus, le 10 juin 1794, une loi accélère la procédure et élargit les motifs d’inculpation : submergé par les dossiers, le Tribunal se fait plus expéditif, d’autant que tous les suspects sont transférés à Paris.

Alors, peut-être la Terreur porte-t-elle mal son nom ? Annie Jourdan plaide en ce sens avec vigueur : « 2 600 victimes, dans un conflit national d’une telle ampleur, ce n’est pas rien, mais si on compare ce chiffre aux horreurs commises dans les nombreuses guerres civiles du monde entier, c’est relativement peu. »

Antoine de Baecque, lui, voit des raisons chronologiques de nuancer le terme : « Le mot est juste au sens où il fait partie du vocabulaire de l’époque. Le problème est plutôt celui de la période qu’il désigne. Cette Terreur figée avec un "t" majuscule, entre 1793 et 1794, est très problématique. » L’exécution de Louis XVI fait dire à l’auteur Louis-Sébastien Mercier : « C’est parce qu’ils avaient fait tomber la tête de Louis XVI qu’ils s’enhardirent à faire tomber sur la même place celle de leurs collègues. » Ensuite, la période mars-avril 1793 est importante, car elle est marquée par une forte panique : les armées révolutionnaires reculent en Belgique, et le général Dumouriez trahit la Révolution. Les Parisiens ignorent où se trouvent précisément les armées autrichienne et prussienne, occasionnant des rumeurs incessantes. C’est à ce moment que sont votées, tant par les Girondins que par les Jacobins, les institutions de la Terreur : Tribunal révolutionnaire, comités de surveillance, Comité de salut public, représentants en mission. Ainsi, dans le débat récurrent entre les historiens pour dater le début de la Terreur, certains voient dans cette période un commencement pertinent, même si dans un premier temps, ces institutions n’ont pas beaucoup servi.

Historienne, auteur de la Liberté ou la Mort, essai sur la Terreur et le terrorisme (éditions La Fabrique), directrice de recherches au CNRS et chroniqueuse à Libération, Sophie Wahnich rappelle : « Contre-révolutionnaires, Louis de Bonald ou Joseph de Maistre considèrent la Révolution dans son ensemble comme un moment à la fois providentiel et terrifiant. Reprenant l’image de la saignée médicale, ils y décèlent une possibilité de régénérer le royaume après la décadence des règnes de Louis XV et Louis XVI. A l’opposé de l’échiquier politique, Marx ne sait s’il doit y voir une victoire politique du peuple révolutionnaire, ou un outil qui débarrasse la bourgeoisie des restes de la féodalité, pour son plus grand profit. »

Alors, Robespierre coupable ?

Robespierre est l'un des responsables, parmi d'autres, de la Terreur qui a débuté en 1793. A l'époque, d'autres (Fouché, Tallien, Barras), envoyés en mission en province, sont beaucoup plus directement responsables de massacres. En revanche, Robespierre est le principal responsable de la Terreur pendant la période qui va de l'exécution de Danton en avril 1794 à sa propre chute en juillet. La loi du 22 Prairial (10 juin 1794), la plus terroriste de la Révolution, est son œuvre et inaugure la Grande Terreur. Elle supprime les rares garanties procédurales encore accordées aux accusés. Jusqu'alors, les partisans de la Terreur l'avaient justifiée par les circonstances exceptionnelles (la nécessité de punir les ennemis intérieurs et extérieurs). A partir de Prairial, et par la volonté directe de Robespierre, la Terreur devient consubstantielle à la Révolution. La Terreur n'a plus d'objectif précis ni de fin assignée. Son objectif est de paralyser toute opposition. C'est une période où il n'y a plus ni lois ni règles. Le seul enjeu, pour les conventionnels, c'était de rester en vie.

La Grande Terreur a été une expérience proto-totalitaire. Cette période a vu l'invention du phénomène idéologique tel qu'on le verra ensuite dans d'autres révolutions. Du reste, Lénine s'en est inspiré pour élaborer sa théorie de la conquête du pouvoir et de la terreur comme instrument au service de la révolution. Pour que l'hécatombe se transforme en un massacre sans exemple dans l'histoire, il ne manquait rien : il y avait une idéologie, une rhétorique du bouc émissaire, la paranoïa révolutionnaire, le culte du chef (l'Incorruptible), des comités, des tribunaux d'exception, un système de surveillance et de délation généralisé. Il ne manquait qu'une chose : le parti. Malgré leurs efforts, les jacobins ne réussiront jamais à former un parti homogène et centralisé.