8 juillet 1115 : Pierre l'Ermite, le prédicateur


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Charismatique, doté d'un talent de tribun hors du commun, Pierre l'Ermite a réuni des milliers de loqueteux, en 1096, pour "libérer la Terre sainte". Mais, ni noble ni érudit, il n'a pas fait le poids dans l'Histoire face au pape Urbain II ou à Godefroy de Bouillon.

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Il y a cent ans, en France, quiconque évoquait l'idéal de croisade en attribuait la paternité à un pauvre moine nommé Pierre. Obscur et simple comme l'apôtre qui reçut du Christ la mission de fonder l'Eglise chrétienne. Chacun suivait alors la leçon de Joseph Michaud, aux premières pages de son Histoire des croisades (1877) : "Ce n'était point le pontife de Rome, mais un simple cénobite qui, obéissant à la pensée de tout un siècle, devait donner le signal de la grande guerre de l'Occident contre l'Orient. Pierre l'Ermite, d'origine picarde (...), avait choisi pour dernier refuge la solitude du cloître le plus austère. Il sortit de sa retraite pour accomplir le pèlerinage de Jérusalem. L'aspect du Calvaire et du Saint Tombeau enflamma son imagination chrétienne ; la vue des maux que souffraient les fidèles excita son indignation. (...) En quittant la Palestine, il se dirigea sur l'Italie, se jeta aux pieds d'Urbain II, sollicita et obtint son assistance pour délivrer Jérusalem. L'Ermite, monté sur une mule, un crucifix à la main, les pieds nus, la tête découverte, vêtu d'une robe grossière, s'en alla de ville en ville, de province en province, prêchant sur les chemins et les places publiques."

A Clermont même, en novembre 1095, quand, à l'occasion du concile que préside Urbain II, est lancé l'appel à la croisade, "c'est Pierre qui parla le premier". L'image s'impose, donnant sa silhouette, sinon son visage, à l'idéal croisé.

Aujourd'hui, l'image d'Epinal s'est effacée. Versant scientifique : l'ermite Pierre est originaire de la région ou du diocèse d'Amiens - où sa statue érigée en 1854 n'a donc rien de déplacé - mais n'est ni noble, ni chevalier, ni érudit. Si, par sa piété, son ascétisme, son charisme et sa flamme de tribun, son prestige anticipe l'expédition en Terre sainte, lui se tient pour un élu destiné à une mission divine. Versant médiatique : l'oubli ou presque, Urbain et Godefroy de Bouillon confisquant les premiers rôles.

Que sait-on réellement de ce champion d'une cause désormais résolument politiquement incorrecte ? Ecoutons le témoignage de Guibert de Nogent, avec Albert d'Aix le plus fiable des chroniqueurs : "Nous le vîmes parcourir les villes et les villages et prêcher partout. Le peuple l'entourait en foule, l'accablait de présents et célébrait sa sainteté par de si grands éloges que je ne me souviens pas que l'on ait jamais rendu pareils honneurs à toute autre personne... En tout ce qu'il faisait ou disait, il semblait qu'il y eût en lui quelque chose de divin ; en sorte qu'on allait jusqu'à arracher les poils de son mulet pour les garder comme reliques." Pas étonnant que la légende s'emparât de celui que d'aucuns, clairvoyants, ont vu comme "un meneur d'hommes plus imaginatif que sage".

Son succès foudroyant est indéniable. Dès l'annonce de la marche sur Jérusalem, par centaines, par milliers, des petites gens quittent tout pour suivre cet homme inspiré. Partout où Urbain II n'a pu lui-même faire lever la moisson, Pierre l'Ermite prêche. Inlassablement. Et la troupe de fidèles exaltés, depuis le Berry, de grossir toujours plus. Si le pape a donné rendez-vous aux hommes d'armes le 15 août 1096 au Puy, le départ des humbles est fixé au 8 mars. Les chroniques locales rapportent qu'on vit "des pauvres ferrer leurs boeufs à la manière des chevaux, les atteler à des chariots à deux roues sur lesquels ils chargeaient leurs minces provisions et leurs petits enfants, et qu'ils traînaient ainsi à leur suite". De ville en village, de bourg en château, le curieux cortège avance.

La Moselle franchie, l'équipée atteint Trèves. Le 12 avril 1096, Pierre l'Ermite et sa caravane de loqueteux entrent dans Cologne. Cap est mis bientôt par les routes d'Europe centrale vers les Balkans et la mystérieuse Constantinople, aussi fascinante qu'inquiétante pour des chrétiens romains tout juste coupés officiellement de leurs frères orthodoxes (1054).

La confrontation à des communautés inconnues, doublée d'une exacerbation des passions et de l'impatience à en découdre avec des infidèles, conduit cependant très vite à des drames. Au nom du Christ. Dans ses Chroniques hébraïques, Solomon bar Simson rapporte ainsi : "En passant par les villages où il y avait des juifs, ils se disaient l'un à l'autre : "Voici que nous marchons par une longue route à la recherche de la maison d'idolâtrie et pour tirer vengeance des Ismaélites, et voici les Juifs dont les ancêtres le tuèrent et le crucifièrent pour rien, qui habitent parmi nous. Vengeons-nous d'eux d'abord, effaçons-les du nombre des nations.""

La fureur sacrée tourne à la soif de purification de la foi par le sang versé en son nom. Décimant une communauté particulièrement florissante, le pogrom de Rouen, le 26 janvier 1096, est bientôt connu par les croisés qui s'en vantent mais plus vite encore par les juifs de France qui alertent leurs frères allemands, leur suggérant, pour éviter le même sort, de fournir aux croisés vivres et argent. Aussi, lorsque Pierre et ses hommes quittent Cologne le 20 avril pour la frontière hongroise, on ne déplore aucun excès criminel, sans qu'on puisse évaluer au prix de quel substantiel dédommagement.

Pas de ce genre d'accommodement lorsque la horde se présente devant Belgrade. La ville, vidée de ses habitants par la réputation de ces croisés massacreurs, est pillée et brûlée. Cette terreur a pour seul avantage d'engager l'empereur byzantin Alexis Comnène à négocier. Avec une étonnante bienveillance, le basileus avait reçu Pierre le lendemain même de son arrivée, le 1er août. Il l'a écouté en audience deux mois plus tard exposer les malheurs de sa troupe.

Dans l'intervalle, les hommes emmenés par Pierre et Gautier Sans-Avoir, guide militaire, ont traversé le Bosphore, entrepris de piller Nicée. L'aventure tourne court et les Turcs infligent aux soldats improvisés deux terribles revers, qui tournent au massacre. Si l'empereur aide à récupérer les survivants rapatriés à Constantinople, la direction de la croisade revient à Godefroy de Bouillon, qui conclut un accord avec Alexis fin janvier 1097. Dès lors Pierre s'efface. L'heure est aux Grands.

C'est à peine si on le retrouve à chaque temps fort de la croisade : le siège d'Antioche (octobre 1097-juin 1098), la négociation devant Jérusalem dans la quinzaine qui suit l'invention de la Saine Lance (juin 1099), la prise de la ville par les croisés (15 juillet), la victoire décisive d'Ascalon (12 août), qu'accompagnent les processions dont Pierre a la charge à Jérusalem, organisant les liturgies d'intercession. Comment ce moine obscur, justement éclipsé par les seigneurs ecclésiastiques et laïques, peut-il être de tous les rendez-vous clés sinon parce que son prestige est intact en Terre sainte ?

Les chroniques, aux partis pris aristocratique, antipopulaire et anti-grec l'omettent, peu soucieuses de célébrer un illuminé qui n'a guère de pouvoir, sinon sa flamme eschatologique. Sans doute ce hiatus entre influence réelle - jusqu'au lien qu'il incarne entre Grecs et Romains grâce à la bienveillance du basileus - et trace historiographique a-t-il pesé lourd sur la place de l'Ermite dans l'histoire officielle.

Si nul n'accorde foi à la fable d'un Pierre renégat et gagné à l'islam, avancée par la Chanson de Jérusalem (fin XIIe siècle), le fait même qu'on puisse l'imaginer montre l'ambiguïté de l'historiographie, qui substitue Pierre à un seigneur proche des Capétiens pour assumer l'opprobre d'avoir déserté durant le siège d'Antioche (janvier 1098). A l'inverse, la Chanson d'Antioche comme les témoignages recueillis à chaud en font un incontestable héros. Mais était-il pensable qu'un humble clerc puisse partager la vedette avec les Grands ?

Cautionnant paradoxalement ce clivage de classe, Lamartine refusera d'assister à l'inauguration de la statue d'Amiens : "Je considère Pierre l'Ermite comme un derviche chrétien conduisant l'Europe en aveugle à la perte de son temps, de son sang et de son bon sens. Rien de beau hors de l'humanité, rien de vrai dans le fanatisme."

L'humanisme de l'an 2000, moins conciliant que celui de 1900, approuve le poète. Mais l'historien s'étonne qu'aujourd'hui encore seuls les humbles aient droit à ces sentences sans indulgence. 

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