4 juillet 1848 : Chateaubriand se livre du fond de son cercueil…


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Il est né sous Louis XV dans une Bretagne encore féodale ; il est mort en pleine révolution de 1848. Au cours de cette longue existence ont passé les régimes et les constitutions. Il a beaucoup vécu et beaucoup vu depuis Combourg : le Paris révolutionnaire, les Indiens du Niagara, les taudis de Londres, Rome par deux fois, les corneilles de l'Acropole, les murs de Jérusalem. Et au milieu de ces tribulations il a eu le temps de devenir le plus grand écrivain de sa génération. C'est aussi le premier "enfant du siècle" à être entré en politique sous la Restauration pour ne plus en sortir. Il en a épousé les vicissitudes sans jamais renoncer à son idéal de liberté aristocratique, qui conjugue la tradition et le progrès, la légitimité royale et la citoyenneté, le double héritage de l'Ancien Régime et de la Révolution. C'est dire que pour ses contemporains Chateaubriand fut souvent une énigme. Jean-Claude Berchet reconstitue ce parcours entre le génie littéraire, la vie amoureuse et les passions politiques du grand homme. Au fil des pages se dessine un portrait moral contrasté : le "bon garçon" de la famille et des intimes, ou le pair de France qui interpelle les rois ; le séducteur irrésistible et le fidèle adorateur de Juliette Récamier ; le poète de la mélancolie ou de la tendresse et le polémiste incisif de la Légitimité. De ce destin singulier que Chateaubriand a voulu styliser dans ses Mémoires, ce livre restitue les aléas imprévisibles et méconnus - autant dire le charme secret.


Le 4 juillet 1848 meurt, à Paris, François-René de Chateaubriand. Gardant le souci aristocratique de la réserve, il aurait voulu que ses Mémoires soient publiés d'« outre-tombe », cinquante ans après sa mort. Mais les soucis d'argent d'un cadet de famille privé d'héritage le contraignent, en 1844, à accepter de les voir paraître en feuilleton, dans ces journaux pour la liberté desquels il a tant lutté. « D'outre-tombe, la voix du génie s'élève avec toujours autant de force, et rappelle que le vieux maître d'Atala et de René, qui passe pour le père du romantisme, est avant tout l'une des plus extraordinaires plumes de la littérature française. » (Karla Manuele – Ce texte fait référence à l'édition Poche).

« Ces Mémoires d'outre-tombe [NDLR : dont la rédaction commence en 1809, sous le titre Mémoires de ma vie, est achevée en 1841] sont justement beau­coup moins une autobiographie qu'un livre d'histoire. Si leur auteur avoue s'être « plu davantage » aux « récits » de « [son] enfance, de [sa] jeunesse, de [ses] voyages », il a aussi compris pendant toutes ces années, de la fin de l'Ancien Régime à la monarchie de Juillet, que, dans les soubresauts d'un régime politique à l'autre, naissait la France moderne. Trempant tour à tour sa plume dans le lyrisme romantique, l'exactitude de la documentation historique, la vérité du témoignage, il fait éprouver à son lecteur les retentissements terribles de l'histoire sur une vie d'homme. » (Extrait de la préface de Véronique Charpentier – Ce texte fait référence à l'édition Poche).  « Mémoires ou fiction ? À bien des moments on hésite, tant il met en scène sa vie comme on écrit un roman, tant ses incroyables aventures font de lui un véritable personnage, dont rêveraient les plus grands romanciers. Des brumes bretonnes aux rives américaines du Mississippi, de Londres à Rome et de Rome à Paris, il est tour à tour exilé, professeur, ambassadeur, ministre, royaliste convaincu et néanmoins grand admirateur de Napoléon... » (Karla Manuele – Ce texte fait référence à l'édition Poche).

« C'est à Rome, en 1803, que Chateaubriand dit avoir eu « pour la première fois l'idée d'écrire les Mémoires de [sa] vie » : Pauline de Beaumont venait d'expirer dans ses bras. Cette mort d'une femme aimée, dans une ville tombeau qui sublime dans ses ruines la fin des civilisations, ne pouvait qu'inviter l'auteur du Génie du christianisme à dresser, à trente-cinq ans - mais il avait déjà tant vécu et tant vu mourir -, son propre tombeau littéraire.
Grand lecteur de Jean-Jacques Rousseau, l'auteur de René ne désirait pourtant pas écrire de nouvelles Confessions : il ne voulait ni s'expliquer, ni se justifier. La grande tradition des mémoires aristocratiques lui enjoignait de garder le secret sur son intimité, et encore davantage de protéger celle de ses proches. Imaginés en 1803, médités et esquissés dans les années 1807 à 1811, date officielle de leur commencement, achevés solennellement en 1841, souvent repris, augmentés, recomposés, les Mémoires de ma vie sont devenus en 1832 Mémoires d'outre-tombe, temple majestueux voué au souvenir, souvenir des êtres aimés, des temps disparus, des rêves et des illusions, des errances d'un monde à l'autre, des cavalcades épiques ou sanglantes de l'histoire... » (Extrait de la préface de Véronique Charpentier – Ce texte fait référence à l'édition Poche).

" Je préfère parler du fond de mon cercueil ", écrit Chateaubriand au début des Mémoires d'outre-tombe... Ce " nageur entre deux rives " est le chroniqueur du passage des Lumières au siècle du progrès, de l'Ancien au Nouveau Monde : " Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié les princes, la politique et les lois. " Un écrivain sentencieux et emphatique ? Plutôt un chevalier, un vrai, fidèle champion des causes perdues, conquérant de libertés inédites devenues les idéaux de notre modernité, un aventurier fendant océans et tempêtes, éternel errant échappé du monde des rêves, trempant sa plume à l'encre d'une mélancolie teintée d'humour.

La première partie de ces Mémoires traversés par l’Histoire, où la mélancolie dit la difficulté à croire en la réalité du monde, où la vanité des choses toujours transparaît, est la plus personnelle. Car l’écrivain n’y retrace pas seulement ce qu’il appelait sa première carrière de soldat et de voyageur, mais le commencement d’une vie qui se découvre à nous comme un récit de formation : celui du jeune chevalier breton bientôt parti pour l’Amérique et de l’aristocrate qui combat dans l’armée des Princes, émigre en Angleterre, avant de revenir en France pour y devenir Chateaubriand. Les livres IX à XII des Mémoires d'outre-tombe nous retracent une « saison en enfer ». C'est ainsi du moins que, trente ans plus tard, Chateaubriand définit ce qu'ont été pour lui les années 1792 à 1800. Revenant d'Amérique, le jeune noble breton retrouve Paris dans la tourmente de la Révolution. Aux tableaux hallucinés de la Terreur succède alors le récit de sa fuite : son bref passage dans l'armée des émigrés, puis son exil à Londres. Il y découvrira Shakespeare, Milton, Byron, et y puisera l'inspiration qui fera de lui, à son retour, le père des romantiques. Ces pages rendent compte du choc qu'a provoqué l'irruption de l'Histoire dans la vie d'un homme alors âgé de vingt-quatre ans. Et illustrent brillamment le projet des Mémoires, tel que Chateaubriand l'a formulé dans sa Préface testamentaire : « Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps. »

C'est dans la perte de tous ses repères identitaires que le noble sauvage découvre alors sa véritable vocation : la littérature (livres XIII à XVIII). Mais que signifie la gloire des Lettres, lorsqu'on est le contemporain de Napoléon ? C'est pour répondre à cette question que le mémorialiste accompagne le héros « fastique » jusqu'à la tombe de Sainte-Hélène (livres XIX à XXIV) : ce ne sont pas les pages les moins admirables de ce volume qui se termine par une méditation nocturne sur la vanité universelle. Avec la Restauration, voici venu, pour Chateaubriand, le temps de la politique active (livres XXV à XXXI). Pair de France, ambassadeur à Berlin, à Londres et à Rome, ministre des Affaires étrangères de 1822 à 1824 ; mais aussi journaliste et polémiste redouté : il aura marqué de son empreinte le premier de nos régimes parlementaires. 

La troisième partie s'ouvre sur la Restauration et nous conduit jusqu'à la Révolution de 1830 : après la carrière du voyageur puis de l'écrivain, voici venu le temps du politique. Nommé pair de France en 1815, Chateaubriand devient ambassadeur dans plusieurs capitales d'Europe, et surtout ministre des Affaires étrangères de 1822 à 1824. Mais comme frappé de mutisme au moment d'évoquer le véritable exercice du pouvoir, le mémorialiste reste silencieux sur ces mois de gouvernement, soudainement impuissant à se représenter pleinement comme acteur de l'Histoire. L'écrivain en tout cas fragmente son tableau d'une Restauration qui se déréalise peu à peu sous nos yeux, et le présente d'emblée sur le ton du désenchantement : « Retomber de Bonaparte et de l'Empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre. » Mais c'est que la rédaction de cette partie des Mémoires fut tardive et qu'au moment où elle s'achève déferle sur la France la vague du mythe napoléonien, qui atteindra son apogée en 1840 avec le retour des cendres de l'Empereur : la grande ombre du héros national vient éclipser le soleil de la monarchie.

Quand vers 1830 Chateaubriand revient aux Mémoires de ma vie entrepris depuis plus de vingt ans, il les juge trop intimes et réoriente son projet. A travers le récit de sa propre existence, les Mémoires d’outre-tombe seront également l’épopée de ce temps qu’il a vécu et comme témoin et comme acteur. Au-delà de ce qu’il fut lui-même, son destin deviendra ainsi exemplaire de celui d’une génération qui connut à la fois l’effondrement de l’ancien monde et le commencement du nouveau, issu de la Révolution. Partisan déclaré de la monarchie selon la Charte, il affiche en même temps une ombrageuse fidélité envers la branche aînée des Bourbons, sans pouvoir éviter leur chute lors de la révolution de 1830, sur laquelle il nous livre un témoignage de première main (livres XXXII et XXXIII).

La quatrième partie des Mémoires nous conduit de 1830 à la date symbolique que portent les dernières lignes : 1er novembre 1841, trente ans après le début de leur rédaction à la Vallée-aux-Loups. Mais cet ultime volume ne fut pas écrit après les autres. Tout au contraire, il les accompagna et son écriture, comme dans un miroir, les réfléchit et à sa manière les recommence puisqu'il est ici question, à nouveau, comme si les trois « carrières » se redéployaient, de littérature, de politique et de voyages : en Suisse, à Venise, à Prague auprès du vieux roi Charles X. Et c'est une expérience du retour : du présent vers le passé, du passé vers le présent. L'écriture maintenant s'ouvre au discontinu qui est aussi le scintillement du poétique, comme si, à une histoire ou à une existence de plus en plus problématique, ne pouvait désormais correspondre qu'un émiettement des pages - travail du provisoire et du suspens dans la liberté d'un loisir en attente de la mort : « Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres. »

Rendu à la vie privée par le régime « bâtard » de la « monarchie ventrue » qu’il poursuivra de sa vindicte, Chateaubriand va désormais partager son existence entre voyages (à Prague, à Venise) et écriture (livres XXXIV à XLI). S’il participe encore, au début du règne de Louis-Philippe, à la dérisoire agitation carliste, le grand écrivain ne va pas tarder à prendre du recul : c’est le temps des Mémoires d’outre-tombe, révisés, poursuivis et achevés de 1832 à 1840. Dans le dernier livre (XLII), Chateaubriand ne se contente pas de tracer quelques portraits acérés de ses contemporains les plus emblématiques : il dresse le bilan de la Révolution qui a transformé la France et il exprime sa confiance dans un avenir de liberté où le christianisme retrouverait son rôle de guide moral et spirituel. Ce qui avait été conçu vingt ans plus tôt sur le mode de la confidence intime, se métamorphose pour devenir ce que Chateaubriand appelle une « épopée de mon temps ». Autour de la personne du narrateur viennent cristalliser de multiples voix, tandis que son destin finit par se confondre avec celui de toute une génération qu'une Histoire aveugle et meurtrière a baptisée dans le « fleuve de sang » de la Révolution. De cette génération du passage, engagée dans une périlleuse traversée entre un passé en ruines et un avenir incertain, Chateaubriand a réussi à se faire le porte-parole inspiré. 

« Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du mamelouk, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles ; j'ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire : et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit, avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaient elles-mêmes la séduction des chimères. [...] Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » 
Chateaubriand, 1837

Achevés pour l’essentiel en 1841, les Mémoires d’outre-tombe entrecroisent superbement le récit d’une existence qui va bientôt finir – celle du jeune chevalier breton d’Ancien Régime, devenu voyageur, diplomate et ministre –, et le récit de l’Histoire marquée par le séisme de la Révolution qui éloigna le monde ancien pour toujours. « Cette voix, dira Julien Gracq, cette voix, qui clame à travers les deux mille pages des Mémoires que le Grand Pan est mort, et dont l’Empire romain finissant n’a pas connu le timbre unique – l’écho ample de palais vide et de planète démeublée –, c’est celle des grandes mises au tombeau de l’Histoire. » Timbre unique que cette anthologie entend préserver au plus près, en demeurant fidèle à la structure même des Mémoires, à la diversité de leurs registres, à la variation de leurs écritures et à l’orchestration de leurs époques : 

« Mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue. »

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