25 mai 1720 : la malédiction du Grand-Saint-Antoine


25 mai 1720. Un navire marchand, le Grand-Saint-Antoine, un trois-mâts carré, de fabrication hollandaise, apparaît à l'horizon du port de Marseille. Le voilier a quitté, le 31 janvier 1720, Seyde en Syrie (Île du Levant), avec à son bord une cargaison d’une valeur de 100.000 écus (soit le salaire moyen annuel de plus de 8.000 ouvriers) et composée essentiellement d’étoffes précieuses provenant de Jérusalem et de Damas. La plus grande partie de cette cargaison a pour destination la Foire de Beaucaire qui doit se tenir fin juillet. Elle appartient à quatre armateurs, dont le capitaine Jean-Baptiste Chataud lui-même et le Premier des Échevins de Marseille.

La Syrie subit, en cette année 1720, les effets mortels de la peste bubonique. Le capitaine Jean-Baptiste Chataud ne peut ignorer cette information. Pourtant, au moment de quitter Seyde, le capitaine obtient une patente nette, c’est-à-dire « bonne santé sur le port ». Le navire, ayant essuyé une tempête dès son départ, doit accoster à Tripoli pour réparer un mat et des cordages. La réparation est effectuée à partir des matériels provenant d’un navire anglais connu pour avoir eu la peste à son bord. Le 5 février, le Grand Saint-Antoine quitte Tripoli, muni d’une patente nette et avec à son bord des passagers turcs. Le surlendemain, un d’eux décède. Le corps est jeté par-dessus bord. Le navire fait cap sur Larnaca (Chypre) où débarque les passagers turcs. Le 18 avril il quitte Larnaca, toujours avec une patente nette. En deux jours, sept matelots et le chirurgien décédent. Le capitaine amarre son voilier près de Marseille, au Brusc, et fait discrètement prévenir les armateurs du navire. La marchandise doit être livrée pour le début de la foire. Les propriétaires font alors jouer leurs relations et intervenir les échevins de Marseille pour éviter la grande quarantaine (celle durant quarante jours). Tout le monde considère que la peste est « une histoire du passé » et l’affaire est prise avec détachement. Le 10 mai, les autorités marseillaises demandent simplement au capitaine de repartir à Livourne chercher une « patente nette », certificat attestant que tout va bien à bord. Les autorités de Livourne, qui n’ont pas envie de s’encombrer du navire, ne font pas de difficultés pour délivrer ledit certificat. 

Le Grand-Saint-Antoine mouille, à partir du 25 mai, à Pomègues, dans la rade de Marseille. Le lendemain, le capitaine Chataud part en chaloupe pour aller faire son rapport à l’intendant de santé. Il produit la patente nette de Seyde – Tripoli – Larnaca – Livourne, au dos de laquelle est consigné le rapport suivant: « neuf personnes sont décédées à son bord de fièvres pestilentielles non imputables à la peste mais consécutives à des mauvais aliments qui ont causé des fièvres dans l’équipage de Chataud. » Le 27 mai, un matelot du Grad-Saint-Antoine décède. Le chirurgien qui l’examine le déclare non contaminé par la peste. Le Bureau de santé, après délibération, décide dans un premier temps de diriger le Grand Saint-Antoine à l’île de Jarre puis, le soir même, change d’avis et évoque la Grande prise, une petite crique réservée aux bateaux sortant de quarantaine. Le 29 mai, une nouvelle délibération autorise le transport des marchandises « fines » aux Infirmeries ; puis une nouvelle délibération ordonne le débarquement de toute la garnison aux Infirmeries afin de purges. Après quelques jours de tractations et tergiversations, le 4 juin, passagers et marchandises, surveillés par un garde nommé par l’intendant, sont autorisés à débarquer à l’infirmerie de la quarantaine d’Arenc aux portes de Marseille, très bien protégés dans le cadre de la règlementation sanitaire en vigueur. En cet endroit d’enfermement il est interdit de communiquer avec la ville. Le 12 juin, le garde du vaisseau meurt de vieillesse et d’un cholera morbus, d’après le médecin. Dix jours plus tard, le mousse du vaisseau est amené aux infirmeries où il décède le 25 juin d’un transport au cerveau causé par des fièvres malignes. Mais à partir du 25 juin, on assiste à une succession de morts parmi les portefaix (manœuvriers chargés de porter les balles de tissus plusieurs fois par jour à cause de la purge qui nécessitait d’éventrer les balles de coton). Le docteur Gueyrard, ne reconnait aucune trace du mal contagieux. Un autre chirurgien marseillais, en compagnie de Gueyrard, examine les portefaix et conclut que ceux-ci étaient atteints de la peste. Dans le rapport présenté au Bureau de santé par le chirurgien des galères et le médecin officiel, ils déclarent qu’« il y a de cela quinze jours, trois portefaix ayant déballé des balles de coton furent incontinents, attaqués de fièvre et moururent au quatrième jour ; […] que par tous ces accidents ces trois malades étaient atteints d’une fièvre pestilentielle. » Le mot « peste » n’est pas prononcé. Pourtant, les bubons sont suffisamment évocateurs de la maladie pour que les autorités ordonnent le placement du Grand Saint-Antoine sur l’île de Jarre avec son l’équipage. La décision est prise de faire subir aux marchandises de nouveau une quarantaine. Le système des infirmeries aurait dû permettre le confinement de l’épidémie. Mais, d’une part les membres de l’équipage sont libres d’aller et venir, d’acheter de la nourriture à l’extérieur et de donner des vêtements aux lingères ; et, d’autre part, il existe un trafic organisé depuis les infirmeries, des balles de tissus transportées en fraude et vendus en ville. Le 20 juin, la peste entre dans la ville. Un premier cas de peste se déclare en dehors de l’infirmerie. Deux médecins alertèrent les échevins : il s’agit bien d’une épidémie de peste. Maison après maison, de nouveaux malades tombent, mais cela concernae pour le moment les vieux quartiers, ceux des indigents mal nourris. Les échevins ne veulent pas que Marseille soit déclarée ville pestiférée, il y allait de leur commerce. La contagion se propage dans tous les quartiers de la ville. On double alors les gardes, les cadavres sont enlevés la nuit par des portefaix hors de la ville pour ne pas inquiéter, on enferme les malades. 

Le 23 juillet, le mot peste fut sur toutes les lèvres. À cette date, on compte plus de trente morts par semaine. Huit jours plus tard, alors que l’on compte 50 morts par jour, le parlement d’Aix défend toute communication entre les habitants de la Provence et ceux de Marseille. Mais il est trop tard.

Sur 90.000 habitants Marseille, on dénombre 40.000 morts. En Provence, la peste fait 1000 morts par jour. Le nombre des victimes est évalué à 120.000 morts pour une population totale e 400.000 âmes.  La peste de Marseille dura encore presque un an, jusqu’au 28 mai 1721 où elle disparut. Elle réapparut fugitivement en 1722 faisant de rares victimes, ce qui entraîna la poursuite de la quarantaine et retarda la réouverture du port jusqu’en 1723.